Troisième partie
Nous avons vu dans la
première partie que tandis que dans certains textes, le messie fils de Joseph
descend littéralement du patriarche Joseph, d'autres passages le
dépeignent comme étant d'ascendance davidique et présentent l'appellation de
« fils de Joseph » qui lui est attribuée comme n'étant pas littérale,
mais comme exprimant plutôt le fait qu’il a été préfiguré par
Joseph. On voit cependant que le messie fils de Joseph,
auquel la littérature talmudique et midrashique accorde une place
plus ou moins importante, n'est, de prime abord, évoqué nul part dans la
Mishneh Torah de Maïmonide. D'aucuns avancent que la raison en est que la
figure du messie fils de Joseph n'est que le fruit de spéculations
midrashiques. Y croire serait donc facultatif. Le rabbin Shalom Dov Wolpo, dans
son ouvrage « Yé'hi melekh ha-mashia'h », avance cependant une
explication très intéressante qui mérite que l'on s'y penche de plus près :
יש לומר שגם לדעת הרמב״ם ישנו הגדר ד״משיח בן יוסף״ בתהליך הגאולה, אלא שבדורהגאולה ישנה התאחדות גמורה בין שני המשיחים, ששניהם מתאחדים בתכלית היחוד במשיח צדקנו,עד שבו עצמו יש שתי תקופות. וכפי שיתבאר להלן שהמצב של ״בחזקת משיח״ הוא ״משיח בן יוסף״,והמצב של ״משיח ודאי״ הוא ״משיח בן דוד״
« Il faut dire que même selon Maïmonide, la rédemption
inclura le concept de messie fils de Joseph, mais qu'au moment de la
délivrance, il y aura une unification totale entre les deux messies, puisque
les deux deviendront un dans le processus d'unification dans le messie notre
justice, en lequel il existera deux phases (...) La phase où il
est appelé "présumé messie" correspond au messie fils de
Joseph et la phase où il est appelé " messie avec certitude " correspond
au messie fils de David »
Le texte auquel
il est référé se trouve dans les Lois sur les rois dont nous reprenons ci-après
le passage :
ואם יעמוד מלך מבית דויד הוגה בתורה ועוסק במצות כדויד אביו כפי תורה שבכתב ושבעל פה ויכוף כל ישראל לילך בה ולחזק בדקה וילחם מלחמות ה' הרי זה בחזקת שהוא משיחאם עשה והצליח ובנה מקדש במקומו וקבץ נדחי ישראל הרי זה משיח בודאי
« Et s’il s’élève un Roi de la lignée de David,
érudit dans la Loi, adonné aux commandements comme David son aïeul, selon les
préceptes de l’aloi écrite et de la Loi orale, qui amène tout Israël à en
suivre les chemins êta en fortifier les positions, et qui mène les guerres de
Dieu, on présume qu’il est le Messie. S’il agit ainsi et réussit, et qu’il
reconstruit le Sanctuaire son emplacement et rassemble les exilés d’Israël,
c’est le Messie avec certitude. Il corrigera le monde entier pour servir
Dieu ensemble, ainsi qu’il est dit "alors je donnerai aux peuples un
langage clair pour qu’ils invoquent le nom de Dieu et pour le servir d’un même
élan". » (Lois sur les rois et les guerres 11,1)
On y lit aussi
:
ואם לא הצליח עד כה או
נהרג בידוע שאינו זה שהבטיחה עליו תורה והרי הוא ככל מלכי ביתדויד השלמים והכשרים
שמתו
« S’il n’a pas réussi jusqu’ à ce stade or s’est fait
tuer, alors ce n’est pas le rédempteur promis par la Torah. Il devra plutôt
être considéré comme tous les autres rois droits et intègres de la maison de
David » (Lois sur les rois 11,4)
En regard de ce
qu'affirma Dov Wolpo, l'avènement d'un seul personnage, qui accomplira les deux
rôles, ou de deux dépendra donc entièrement de la réussite du
fils de Joseph que Maïmonide appelle « messie présumé ». Si celui-ci
réussit et arrive jusqu'au bout de ce qu'il a entrepris, alors il n'y aura plus
besoin d’une autre figure pour accomplir le rôle du fils de David, le
« messie avec certitude ». Par contre, s'il meurt en cours de route,
un autre devra venir parachever ce qui a été commencé.
L'explication de Dov
Wolpo n'est pas sans fondement. L'on peut lire, en effet, dans les
Nistaroth de-Rashbi (7è siècle) :
ואח״ך תמלוך מלכות הרשעה
על ישראל תשעה חדשים וכו׳ ויצמח להם משיח בן יוסף ויעלה אותם לירושלם ויבנה בית
המקדש ויקריב קרבנות ותרד אש מן השמים ותאכל קרבנותיהם וכו׳ ויעמוד מלך רשע ושמו ארמילוס וכו׳
ועולה לירושלם ויעורר מלחמה עם משיח בן אפרים וכו׳ וימות שם משיח
בן אפרים וישראל סופדים אותו, ואח״ך יגלה להם הקב״ה משיח בן דוד, וישראל ירצו
לסקלו ואומרים לו שקר דיברת שכבר נהרג משיח ואין משיח אחר עתיד לעמוד
« Le royaume impie régnera sur les Israélites
[...] mais le messie fils de Joseph apparaîtra, et les fera monter à
Jérusalem. Il construira le Temple, offrira des sacrifices et du feu venant du
ciel descendra et consumera leur sacrifices [...] Et un roi impie se lèvera,
son nom est Armilos [...] Il fera la guerre au messie fils d'Ephraïm [...] Et
le messie fils d’Ephraïm mourra et Israël pleurera sur lui [...] Après cela, le
Saint Béni Soit-il dévoilera le messie fils de David, mais les Israélites
voudront le lapider et lui diront : Tu mens ! Le messie s'est déjà fait tuer et
il n'y aura plus d'autre messie qui se lèvera »
On voit que selon ce
texte, c'est le messie fils de Joseph qui rassemble les exilés et reconstruit
le Temple, des tâches attribuées dans la Mishneh Torah au messie davidique. Il est même dit que les Israélites,
qui le confondront avec le messie fils de David, en viendront jusqu'à penser
qu'il ne faut plus en attendre un autre. Ce scénario ne se comprend que
dans l'optique que le messie fils de Joseph répondra aux critères exigés pour
le messie royal, dont l'ascendance davidique. Mais puisqu'il mourra avant de pouvoir régner, un autre devra être couronné roi à sa place. En admettant que l'interprétation qu'a fait Dov Wolpo des propos de Maïmonide soit exacte, cela représente un scénario eschatologique possible en regard de ce qu'a affirmé Maïmonide.
Que le messie fils de Joseph soit en réalité un descendant de David, c'est ce qui transparaît également d'autres sources. Les Pirqé de-Rabbi Eli`ezer, chapitre 19, appellent le messie fils de Joseph « Ména'hem ben `Amiel ». Nous lisons par contre dans l’apocalypse de Zorobabel qu'il s'agit en réalité du nom du messie fils de David. Notons que le Zohar rattache explicitement le messie fils de Joseph à la tribu de Juda (Zohar 1:25).
Nous
lisons encore dans les Nistaroth :
אם לא זכו - משיח בן אפרים בא, ואם זכו - יבוא משיח בן דוד
« Si les Israélites ne sont pas méritants, le messie fils
d'Ephraïm viendra. S'ils sont méritants, le messie de David viendra »
La
version talmudique, plus ancienne, s'exprime dans les mêmes termes pour parler
de deux modes d'apparition d'un seul personnage :
רבי יהושע בן לוי רמי
כתיב(דניאל ז, יג) וארו עם ענני שמיא כבר אינשאתה וכתיב (זכריה ט, ט) עני ורוכב על
חמור זכו עם ענני שמיא לא זכו עני רוכב על חמור
« Rabbi Yehoshou`a b. Lévi oppose deux versets : Il est
écrit d'une part: voici, sur les nuées des cieux arriva quelqu'un de
semblable à un fils de l'homme; (Daniel 7:13). Et d'autre part : Voici,
ton roi vient à toi; Il est juste et victorieux, Il est humble et monté sur un
âne, Sur un âne, le petit d'une ânesse (Zacharie 9:9). Si les Israélites
sont méritants, il viendra sur les nuages des cieux. S'ils ne sont pas
méritants, il viendra sur un âne » (Talmud de Babylone, Sanhédrin
98a)
Considérons aussi ce
passage des Nistaroth :
ויעמוד מלך רשע ושמו ארמילוס וכו׳ ויעורר מלחמה
עם משיח בן אפרים בשער מזרחי,שנאמר והביטו אליו את אשר דקרו) זכריה י"ב י), וישראל גולה למדברי אגמים
לרעותבמלוחים ובשרשי רתמים מ״ה ימים, ואז נבחנים ונצרפים, שנאמר והבאתי את השלשית
באש וצרפתים וגו׳ )שם י"ג ט).וימות שם משיח בן אפרים וישראל סופדים אותו,
ואח״ך יגלה להם הקב״ה משיח בן דוד
« Un roi impie se lèvera, et son nom est Armilos [...] Et
il déclarera la guerre au messie fils d'Ephraïm au portail oriental, ainsi
qu'il est dit : Et ils regarderont vers moi à cause de celui qu'ils ont percé
(Zacharie 12:10). Et les Israélites seront exilés dans le désert des
lacs pour se nourrir d'arbrisseaux et d'herbes sauvages pendant 45 jours.
Ils seront testés et raffinés ainsi qu'il est dit : je les affinerai comme
on affine l'argent, et je les éprouverai comme on éprouve l'or (Zacharie 13,9).
Le messie fils d’Ephraïm mourra là-bas (dans le désert) et les Israélites
pleureront pour lui. Après cela, le Saint Béni Soit-il leur révèlera le messie
fils de David »
Le Midrash Rabbah sur les Nombres dépeint le même scénario. Sauf qu'au lieu de deux messies, on y parle de
deux venues d'un seul messie :
דומה דודי לצבי, מה הצבי הזה נגלה וחוזר ונכסה, כך גואל הראשון נגלה ונכסה.רבי ברכיה בשם רבי לוי אמר כגואל הראשון כך גואל האחרון, הגואל הראשון זה משה נגלהלהם וחזר ונכסה מהם, כמה נכסה מהם, רבי תנחומא אמר שלשה חדשים, הדא הוא דכתיב (שמותה, כ) :ויפגעו את משה ואת אהרן וגו', אף גואל האחרון נגלה להם וחוזר ונכסה מהם. כמהיהא נכסה מהם, אמר רבי תנחומא בשם רבי חמא ברבי הושעיא ארבעים וחמשה ימים, הדא הואדכתיב (דניאל יב, יא): מעת הוסר התמיד ולתת שקוץ שמם ימים אלף מאתים ותשעים, וכתיב (דניאל יב, יב) :אשרי המחכה ויגיע לימים אלף שלש מאות שלשים וחמשה, אלין מותריה כמהאינון, ארבעים וחמשה יום שהוא נכסה מהן, וחוזר ונגלה להם. ולהיכן מעלה אותן, אית דאמרין למדבר יהודה ואית דאמרין למדבר סיחון ועוג, כל מי שהוא מאמינו והולך אחריו, הוא אוכל שרשי רתמים ועלי מלוחים, הדא הוא דכתיב (איוב ל, ד) : הקטפים מלוח עלי שיח ושרש רתמים לחמם
« Mon bien-aimé est semblable à la gazelle (Cantique des
cantiques2,9). Comme cette gazelle qui apparaît, est révélée, retourne et
disparaît, le premier rédempteur est apparu et a disparu. Rabbi Bérakhyah dit au
nom de Rabbi Lévi : Comme le premier rédempteur, sera le dernier rédempteur. Le
premier rédempteur est Moïse, qui s'est révélé à eux, est retourné et s'est
caché d’eux. Pendant combien de temps s’est-il caché d'eux ? Rabbi Tan'houma
rapporta au nom de Rabbi Hamma qui dit au nom de Rabbi Hosha`yah : 45 jours
[...] Et où les emmènera-t-il ? Certains disent dans le désert de Judée.
D'autres disent: Dans le désert de Si'hôn et `Og. Tous ceux qui croiront
en lui le suivront et se nourriront d'arbrisseaux et d'herbes sauvages, ainsi
qu'il est dit : Ils arrachent près des arbrisseaux les herbes sauvages, Et
ils n'ont pour pain que la racine des genêts (Job 30:4). (Bamidbar Rabbah
11,2)
Quid alors des propos
de Maïmonide, lequel dit dans la Mishneh Torah que le messie ne peut pas mourir
avant d’avoir accompli ses tâches (Lois sur les rois
11,4)? Pour connaître les raisons qui amenèrent Maïmonide à
affirmer cela, il convient de prendre en compte ce qu’il dit dans le même
chapitre :
אם עשה והצליח
ובנה מקדש במקומו וקבץ נדחי ישראל הרי זה משיח בודאי ויתקן את העולם כולו לעבוד את ה' ביחד שנאמר כי אז אהפוך אל
עמים שפה ברורה לקרוא כולם בשם ה' ולעבדו שכם אחד
« S’il réussit à reconstruire le Temple et à rassembler les
exilés d’Israël, alors il est certainement le messie. Il réparera alors le
monde entier pour servir Dieu comme il est dit : Alors je donnerai aux peuples
des lèvres pures, afin qu'ils invoquent tous le nom de l'Eternel, Pour le
servir d'un commun accord (Sophonie 3,9) » (Ibid.)
Cela fait comprendre
pourquoi Maïmonide dit qu'un messie mort avant d'avoir accompli les tâches qui
lui incombent n'en est pas un. Ce n’est pas la mort, en tant que telle, du
messie qui posait problème à Maïmonide, mais l’idée que les oracles des
prophètes resteraient inaccomplies. En effet, si le messie meurt, alors il n’y
aurait plus personne pour accomplir les prophéties messianiques. Certes, le
messie, d'après le Talmud, peut se relever d’entre les morts pour
éventuellement achever ce qu’il a à faire (Talmud de Babylone, Sanhédrin 98a ;
Talmud de Jérusalem, Bérakhoth 17a). Le messianisme naturel et rationaliste de
Maïmonide exclut cependant toute notion de miracle et n’envisage pas cette
possibilité :
ואל יעלה על דעתך שהמלך
המשיח צריך לעשות אותות ומופתים ומחדש דברים בעולם או מחיהמתים וכיוצא בדברים אלו
אין הדבר כך …. אל יעלה על הלב שבימות המשיח יבטל דבר ממנהגושל עולם או יהיה שם
חידוש במעשה בראשית אלא עולם כמנהגו נוהג
« Ne penses pas que le messie roi doit accomplir des signes ou
des miracles, causer de nouveaux phénomènes dans le monde, ressusciter les
morts ou accomplir des tâches de la sorte. Cela n’est pas vrai ! … On ne doit
pas penser qu’l’époque messianique, la nature du monde sera annulée ou qu’il y
aura une nouveauté dans l’œuvre du Commencement, mais le monde suivra son cours
» (Lois sur les rois 11,3 et 12,1)
C’est la raison pour
laquelle Maïmonide rejeta l’alternative talmudique du « messie venant d’
entre les morts » et ne prit en compte que l’idée que le « messie est d’
entre les vivants » ; idée qui cadre le mieux avec sa philosophie rationaliste.
Il est à noter que d’autres n’ont pas manqué de manifester leur désaccord avec
ce qu’enseigna Maïmonide. Le Raavad, par exemple, écrivit dans sa glose sur la
Mishneh Torah :
והלא בן כוזיבא היה אומר אנא הוא מלכא משיחא ושלחו חכמים לבדקו אי מורח ודאין או לא
« Ben Koziva [bar Kokhba] n’a-t-il pas dit : « Je
suis le messie roi » et les sages n’ont-ils pas envoyé des émissaires
pour vérifier s’il sentait et jugeait ? »
Le Raavad se réfère à
l’épisode qui figure dans le traité Sanhédrin 93b du Talmud de Babylone, où il
est relaté que les rabbins rejetèrent la messianité de Bar Kokhba et ce, avant
même que celui-ci n’ait accompli quoi que ce soit, pour la simple raison
qu’il était incapable de sonder les pensées par son flair. Maïmonide
poussa tellement loin son messianisme rationaliste qu’il en vint jusqu’ à
croire que lorsque le messie aura réussi et régné, il mourra naturellement et
son fils lui succèdera. Méir ben Gabbai, dans son ouvrage, s’opposa à cette
conception maïmonidienne (`Avodath ha-qodesh 2,43).
Relevons également dans le Talmud de Babylone :
Le Talmud de Jérusalem, plus ancien, parle cependant du messie tout court :
בשלמא למאן דאמר על משיח בן יוסף שנהרג היינו דכתיב והביטו אלי את אשר דקרו וספדו עליו כמספד על היחיד
« C'est bien pour celui qui explique que la cause (du deuil) est l'exécution du messie fils de Joseph, car il est écrit "Et ils tourneront les regards vers moi, à cause de celui qu'ils ont percé. Ils pleureront sur lui comme on pleure sur un fils unique" - Zacharie 12:10- » (Talmud de Babylone Soukkah 52a)Le Talmud de Jérusalem, plus ancien, parle cependant du messie tout court :
וספדה הארץ משפחות משפחות לבד תרין אמורין חד אמר זה הספידו של משיח
« Le pays sera dans le deuil, chaque famille séparément - Zacharie 12:12 -. [Il existe] deux interprétations [de ce verset], la première dit: Il s'agit du deuil du messie » (Yéroushalmi, Soukkah 23b)
Comme l'expliqua le
rabbin Jacob Schachter, le terme « mashia'h », lorsqu'il n'est
accompagné d'aucun qualificatif, se réfère dans la littérature
rabbinique au messie fils de David : לפי
המסורת משיח סתם הוא בן דוד (Jacob Shachter, דברים לדור p. 122). Cela porte à croire que la scission du messie en deux personnages, ainsi
que l'idée de l'appartenance du premier messie à la tribu de Joseph, constituent
des développements postérieurs. Il s'agit probablement d'une réponse au
christianisme.
Notre analyse est
corroborée par le Dialogue de Justin avec Tryphon (IIè siècle), dans lequel
Tryphon le juif admet que la position du judaïsme de l'époque n'était
pas, à ce sujet, entièrement dissemblable à celle du christianisme. On y lit
:
« Vous ne devez
point ignorer, me dit Tryphon, que nous attendons tous le Christ, que nous
reconnaissons qu'il est annoncé par tous les passages dont vous avez fait
mention. Je vous dirai même que j'ai été si frappé du nom de Jésus donné au
fils de Nave, que je vous tendrais volontiers les mains. Mais les prophètes
ont-ils vraiment dit du Christ qu'il subirait un supplice aussi honteux que
celui de la croix, voilà ce qui ne nous paraît pas clair; car enfin la loi
maudit celui qui est crucifié ( Deut 21:23) : aussi est-ce pour moi un point bien difficile à
admettre. Oui, les Écritures annoncent clairement que le Christ doit souffrir ;
mais doit-il souffrir un supplice maudit par la loi ? Voilà ce que nous voulons
savoir de vous, si vous avez quelques moyens de nous le prouver. »
(Dialogue avec Tryphon 89:1)
Et quelques lignes
après :
« Eh bien ! me
dit Tryphon, prouvez-nous-le directement, d'après les Écritures, si vous voulez
que nous partagions votre conviction. Oui, nous savons que le Christ doit
souffrir, qu'il sera conduit à la mort comme une brebis; mais doit-il être
crucifié, peut-il subir une mort aussi honteuse, aussi infâme, puisqu'elle est
maudite par la loi? Tâchez de nous le prouver; pour nous, la seule idée d'une
pareille mort nous révolte »
Ces propos révélateurs de Tryphon nous font comprendre que la raison pour laquelle les contemporains de Yeshou`a l'ont renié n’est pas la même que celle avancée de nos jours par les anti-missionnaires. Autrement dit, si les chefs religieux juifs des premiers siècles de l'ère chrétienne refusèrent Yeshou`a comme messie, ce n'est pas en raison de sa mort ou de l'idée qu' il puisse venir deux fois, même si, effectivement, il y'en avait qui pensaient déjà que le messie ne mourra pas (Jean 12 :34), mais parce qu'ils l’ont jugé indigne de ce titre, et ce, déjà de son vivant (Jean 7:52, Marc 3:22, Luc 11:15) et qu'ils n’envisageaient pas la possibilité que l'exécution du messie se fasse par la crucifixion.
Pourtant :
ת"ר ארבעים שנה קודם חורבן הבית לא היה גורל עולה בימין ולא היה לשון של זהורית מלבין ולא היה נר מערבי דולק והיו דלתות ההיכל נפתחות מאליהן
« Nos rabbins ont enseigné : Quarante ans avant la
destruction du Temple, le tirage au sort [du bouc de kippour offert à
l’Eternel] n'est pas venu de la main droite, le ruban cramoisi n'est pas devenu
blanc, la lumière occidentale n'a plus brillé et les portes du Temple
s'ouvrirent d'elles-mêmes » (Talmud de Babylone, Yoma 39b)
La Mishnah s’exprime
en ces termes au sujet de ce ruban rouge :
מניין שקושרין לשון של זהורית בראש שעיר המשתלח? שנאמר ישעיהו : אם יהיו חטאיכם כשנים כשלג ילבינו
« D'où sait-on que l'on attachait un ruban cramoisi
sur la tête du bouc émissaire (sacrifié à Yom Kippour) ? Du verset qui
dit : Si vos péchés sont comme le cramoisi, ils deviendront blancs comme
la neige » (Mishnah Shabbath 9:3)
Rabbi `Ovadiah
Bartenoura dans son commentaire sur la Mishnah, explique à cet endroit :
לשון של זהורית - כמין לשון של צמר אדום, היו קושרין חציו בראש השעיר המשתלח לעזאזל וחציו בצוק, וכשהיה דוחה השעיר למטה היה הלשון ההוא מלבין ויודעין שנתכפרו עונותיהם
« Le ruban cramoisi – Il s’agit d’une sorte de ruban rouge
dont attachaient la moitié à la tête du bouc envoyé à `Azazel, et l’autre
moitié sur la falaise. Et lorsqu’on précipitait le bouc vers le bas, ce ruban devenait
blanc et on savait que les péchés étaient expiés »
Le fait que ce ruban rouge n’ait plus blanchi est d’habitude expliqué au sein de la communauté rabbinique et par les anti-missionnaires comme étant dû à l’injustice sociale et au climat de haine gratuite ambiante qui régnait parmi les juifs de l’époque. Mais ce serait faire fi de ce qu’affirme la Mishnah :
עבירות שבין אדם למקום יום הכפורים מכפר. ושבין אדם לחבירו אין יום הכפורים מכפר עד שירצה את חבירו זו דרש ר' אלעזר בן עזריה "מכל חטאתכם לפני ה' תטהרו" דברים שבינך לבין המקום מוחלים לך, דברים שבינך לבין חברך אין מוחלים לך עד שתפייס את חבירך
« Yom ha-kippourim expie les péchés commis envers Dieu. Par
contre, les péchés commis envers le prochain, Yom ha-kippourim ne les expie pas,
jusqu’à ce que le pécheur apaise son prochain. Voici ce qu’enseigna Rabbi
Ele`azar ben `Azariah : « De tous vos péchés devant l’Eternel, vous
serez purifiés ». On te pardonnera les fautes commises envers Dieu, mais
pas les fautes commises envers le prochain, jusqu’à ce que tu apaises ton
prochain » (Mishnah Yoma 8 :9 , Sifra sur le Lévitique 16 :30)
Il existe, en d'autres mots, deux types de péchés : Ceux commis envers Dieu, dont les rituels de
Kippour suffisent à l’expiation, et ceux commis envers le prochain, dont l'expiation nécessite l’apaisement de celui envers lequel le tort a été
commis. L’idée se fonde sur une interprétation alternative du passage du Lévitique 16:30, qui consiste à lire : « De tous vos péchés devant
l’Eternel », autrement dit, ceux qui ont été commis vis-à-vis de Dieu,
« vous seriez purifiés » au lieu de : « De tous vos péchés,
devant l’Eternel vous serez purifiés ». Comme en atteste la Mishnah, seuls
les péchés commis envers Dieu étaient expiés par le rituel du bouc émissaire :
בא
לו אצל שעיר המשתלח, וסומך שתי ידיו עליו ומתוודה. וכך היה אומר: אנא השם, עוו
פשעו חטאו לפניך עמך בית ישראל. אנא בשם, כפר נא לעוונות ולפשעים ולחטאים, שעוו
ושפשעו ושחטאו לפניך עמך בית ישראלה, ככתוב בתורת משה עבדך לאמר (ויקרא טז): כי
ביום הזה יכפר עליכם לטהר אתכם מכל חטאתיכם לפני יי תטהרו
« Le prêtre venait vers le bouc émissaire, plaçait ses
deux mains sur la tête du bouc et confessait en ces termes : Je t’en prie,
ô Dieu ! Ton peuple, la maison d’Israël, a commis
des fautes volontaires, des rebellions, et des péchés involontaires devant toi. Par le Nom ! Je te supplie d'expier les fautes volontaires, les rebellions et
les péchés involontaires que ton peuple, la maison d’Israël, a commis devant
toi, comme il est écrit dans la Loi de Moïse ton serviteur : « Car en ce jour on fera l'expiation pour vous, afin de vous purifier: De tous vos péchés devant l'Eternel, vous serez purifiés. » (Mishnah Yoma
6:2)
L’on doit donner
raison à Maïmonide lorsqu’il observa dans son commentaire sur la Mishnah Yoma :
האומר
אחטא ואשוב אחטא ואשוב כו': האומר אחטא ויום הכפורים מכפר אין יום הכפוריםמכפר כמו
אמרם אין מספיקין בידו לעשות תשובה ולפיכך לא יעזרהו השם שיעשה בצום כיפורמה שראוי
לו לעשות כדי שיתכפרו לו עונותיו באותו היום ושעיר המשתלח אינו מכפר עבירות שבין
אדם לחבירו
« Celui qui dit : Je vais pécher et Yom ha-kippourim
fera expiation de ma faute […] Dieu ne l’aidera pas pour faire ce qui doit se
faire pendant le jeûne du Kippour en vue de l’expiation de ses péchés pendant
ce jour. Et le bouc émissaire n’expie pas les péchés commis envers le
prochain »
En clair, si le jeûne observé à Yom
ha-kippourim expiait aussi les péchés commis à l'encontre du prochain, seules les fautes commises envers l’Eternel étaient confessées
sur le bouc envoyé dans le désert. Mais c’est là que le mystère s’épaissit
puisque, d’après le témoignage même du Talmud, les juifs de l’époque du
deuxième Temple étaient très scrupuleux quant aux commandements rituels et
n’étaient coupables que de crimes vis-à-vis du prochain :
מצאנו שלא חרב הבית בראשונה אלא שהיו עובדי כו"ם ומגלי עריות ושופכין דמים אבל בשני מכירין אנו אותם שהיו יגיעין בתורה וזהירין במצות ובמעשרות וכל ווסתטובה היתה בהן אלא שהיו אוהבין את הממון ושונאין אלו לאלו שנאת חנם
« Nous trouvons que le premier Temple n’a été détruit qu’à
cause de l'idolâtrie, de l’inceste et du meurtre. En ce qui concerne le
deuxième Temple, cependant, nous savons que les gens faisaient une étude
assidue de la Torah, pratiquaient les commandements, faisaient la dîme, et
avaient beaucoup de qualités; seulement, aimaient l’argent et se haïssaient
gratuitement » (Talmud de Jérusalem, Yoma 1:1; Talmud de Babylone
Yoma 9b)
Si donc le rituel du
bouc émissaire, qui n’était pas en rapport avec les fautes commises à l'encontre du prochain, ne
concernait que les fautes commises « devant l’Eternel », et que les
juifs de l’époque étaient irréprochables dans l’accomplissement des rituels,
qu’est ce qui a bien pu avoir été commis contre Dieu qu’il ne
veuille pas pardonner ? A vrai dire, le Talmud n’offre aucune réponse à cette
question.
Nous savons cependant que la même année où le miracle du blanchissement du ruban cessa, Yeshou`a a été condamné à mort par les prêtres, lesquels bénéficiaient du soutien d’une partie de la nation et des anciens. Yeshou`a n'est certes pas Dieu. Cependant, s’il a réellement été le messie qu’il s’est proclamé être, tout s’explique puisque selon l’enseignement de la Mékhilta, le rejet d'un envoyé de Dieu est considéré comme un rejet de Dieu Lui-même :
ויראו
העם את ה' ויאמינו בה' ובמשה עבדו אם במשה האמינו קל וחומר בה'. בא זה ללמדך שכל
מי שמאמין ברועה נאמן כאלו מאמין במאמר מי שאמר והיה העולם. כיוצא בדבר אתה אומר
וידבר העם באלהים ובמשה (במדבר כא) אם באלהים דברו קל וחומר במשה אלא זה בא ללמדך
שכל מי שמדבר ברועה נאמן כאלו מדבר במי שאמר והיה העולם
« Et le peuple craignit l’Eternel, et ils furent fidèles
(ya’aminou) à l'Eternel et à Moïse son serviteur (Ex 14:31) - s'ils furent
fidèles à Moïse, à fortiori, ils furent fidèles à l'Eternel ? Mais c'est pour
t'enseigner qu’être fidèle au bon berger, c’est aussi être fidèle à la Parole
de Celui qui parla et le monde fut. De même : Et le peuple parla de Dieu
et de Moïse (Nb 21 :5) - s'ils parlèrent de Dieu, à fortiori, ils
parlèrent de Moïse ? Mais c'est pour t'enseigner que parler du bon berger est
comme parler de Celui qui parla et le monde fut » (Mékhilta de Rabbi
Yishma`el, chapitre 14)
Yeshou`a, pareillement, déclara :
« Celui qui exerce la fidélité envers moi exerce la fidélité, non pas envers moi, mais envers celui qui
m'a envoyé » (Jean 12 :44)
La Torah, d'ailleurs, relate que lorsque la génération de l'Exode refusa d’entrer en terre promise et « murmura contre Moïse et Aaron », l’Eternel chargea ces derniers d’informer le peuple qu’ils porteront la peine de leurs iniquités pendant « quarante ans » (Nombre 14 :1-35). Est-ce un hasard si depuis l’année où Yeshou`a fut condamné à mort, Dieu n’a plus agréé les sacrifices communaux offerts à Yom Ha-kippourim, et que le Temple, quarante ans plus tard, a été détruit par les romains ?
Merci beaucoup
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