jeudi 15 avril 2021

Défense de l'évangile de la circoncision, partie III

 D'où provient le noahisme ? 

Jusqu'à présent, nous avons vu que l'idée qu'il existe, en dehors du judaïsme, une religion ou une voie agréée par Dieu était étrangère à la théologie des Sages du Talmud et des guéonim et que, jusqu' à récemment encore, le noahisme était loin de faire l'unanimité.  Comment alors cette idée est apparue et comment s'est-elle développée ? Pour y répondre, faisons un détour par la Mishneh Torah de Maïmonide (1138-1204):

כל המקבל שבע מצוות, ונזהר לעשותן- הרי זה מחסידי אומות העולם, ויש לו חלק לעולם הבא:  והוא שיקבל אותן ויעשה אותן, מפני שציווה בהן הקדוש ברוך הוא בתורה, והודיענו על ידי משה רבנו, שבני נוח מקודם נצטוו בהן.  אבל אם עשאן מפני הכרע הדעת--אין זה גר תושב, ואינו מחסידי אומות העולם אלא מחכמיהם.

« Quiconque accepte les lois de Noé et prête attention à leur accomplissement est considéré comme un pieux parmi les nations et méritera une part dans le monde futur. Ceci s’applique seulement lorsqu’ un individu les accepte et les accomplit parce que le Saint Béni Soit-il, les a ordonné dans la Torah et nous informa que les enfants de Noé furent auparavant ordonnés d’accomplir ces commandements. Mais s’il les accomplit par conviction intellectuelle, il n’est ni un Guer Toshav, ni un pieux parmi les nations, mais seulement l’un de leurs Sages » (Hilkhoth Mélakhim OuMilhamot 8 :11)

Nous reprenons ci-après les commentaires très intéressants du Késsef Mishneh, qui n'est autre que R. Yossef Qaro (1488-1575), également l'auteur du Shoulhan `Aroukh :

כל המקבל שבע מצות ונזהר לעשותן וכו׳. פלוגתא דרבי אליעזר ור׳ יהושע בפרק חלק (דף ק"ה) דלר׳ אליעזר אומות העולם אין להם חלק לעוה"ב ולרבי יהושע אית להו ופסק כרבי יהושע. ומה שכתב והוא שיקבל וכו׳. נראה לי שרבינו אומר כך מסברא דנפשיה ונכוחה היא

« Cela a été l’objet de la controverse entre Rabbi Eli`ezer et Rabbi Yéhoshou`a dans le traité Sanhédrin 105a. Pour Rabbi Eli`ezer, les gentils n’ont pas de part dans le monde à venir, tandis que pour Rabbi Yéhoshou`a, ils en ont. Et [Maïmonide] se range du côté de Rabbi Yéhoshou`a. En ce qui concerne ce qu’il a écrit, «  et c’est celui qui accepte etc. », il me semble notre Maître exprime son opinion personnelle et qu’elle est exacte » (Késsef Mishneh sur Mélakhim OuMilhamot 8:11)

Il est clair que l'opinion personnelle n'est pas, ici,  la croyance qui veut que certains gentils ont part au monde à venir puisque c'est précisément le point de vue que défend Rabbi Yéhoshou`a. Il s'agit plutôt la condition posée par Maïmonide  « ceci s'applique seulement que s'il accomplit les lois noahides parce que Dieu les a donnés dans la Torah ».  Cela nous apprend d'une part que  le salut des pieux d'entre les nations  était controversé et, d'autre part, que la définition maïmonidienne est un hidoush, autrement dit, une innovation qui ne s'appuie sur aucune source antérieure. Mosheh ben Yéhonathân Galanti (1620-1689)  nous fait part  de la position d’autres autorités qui firent la même remarque :

 וכת הקדמונים הוקשה להם מאין הוליד רבינו האי חידושא דצריך שבן נח ידע שה׳ צוה הז׳ מצוות בתורה ע"י משה ועתה הוספנו להפלא שלא דיי שהצריך שידע זה אלא שעוד ידע שהודיענו ע"י משה שבני נח נצטוו בהן מקודם 

« Une faction parmi les anciens se demandèrent d’où Rabbénou a-t-il dérivé cette innovation selon laquelle un gentil doit savoir que l’Eternel a ordonné ces sept lois dans la Torah. Il est d’autant plus étonnant qu’il ne suffit pas que le gentil sache cela, mais qu’il doit aussi savoir que l’on nous a fait connaître au moyen de Moshéh que les fils de Noé ont auparavant été commandés d’accomplir ces lois.  »  (Qorban Hagigah, Hilkhoth Mélakhim 8:11)

Les partisans de Maïmonide ne sont  évidemment pas restés sans réponse. Nous analyserons un par un leurs arguments. Ce sera aussi l'occasion de mieux connaître les principales théories noahides et d'en discerner les failles.

Moshéh ben Yéhonathân Galanti (1620-1689)

Dans la suite du passage que l’on a repris plus haut, Mosheh Galanti (1620-1689)  tente d'apporter une réponse sur la base du traité Sanhédrin 59a. Il affirme que puisque les lois noahides ont été répétées au Sinaï, les non Juifs doivent dorénavant les accomplir parce que le Saint Béni Soit-il, les a ordonnées dans la Torah מפני שציווה בהן הקדוש ברוך הוא בתורה.  Cette interprétation fait cependant fi du fait que  toute observance par un Israélite d’une loi pour un autre motif, même dans l’optique d’obéir aux ordres qui ont été données aux prophètes pré-sinaïtiques est nulle. Même Maïmonide, qui en fait un « principe important » עיקר הגדול,  l’admet (Commentaire sur la Mishnah Houlin 7:6). Pourtant, il n’est dit nulle part que Dieu « délia » les Israélites comme il « délia » יתר  les gentils (`Avodah Zarah 3a). Au contraire, d’après les sages,  Dieu, au moment du don de la Loi,  plaça sur les Israélites la charge qu’il a auparavant placée sur les nations (Sifri Dévarim 243, Vayiqra Rabbah 13:4). Comme nous l’avons amplement développé, même si selon le Talmud de Babylone, les lois noahides sont encore en vigueur pour les gentils , ce n’est plus en tant que lois religieuses mais en tant que lois civiles pour lesquelles ils sont punis  en cas de violation, mais  qui ne donnent droit à aucune récompense post mortem.

Ya`aqov Bergudo (1786-1841)

Ya`aqov Berdugo   trouvait pour sa part intenable la supposition de Galanti qui prétend que Yossef Qaro, qui n'était pas n'importe qui,  ait ignoré un texte aussi explicite que le traité Sanhedrin 59a. Il explique ainsi la position de Maïmonide d'une autre manière. Puisque, dit-il, les lois de Noé ont été abrogées  pour les non Juifs, qui n’ont plus aucun salaire,  comme le rapporte le traité `Avodah Zarah 3a  משום דק"ל סוגיא דריש ע"ז דמסיק שאין מקבלין עליהם שכר מקרא דראה ויתר וכו׳ דאי משום שהודיענו שבני נח נצטוו הרי התיר אותו צווי, il s'en suit que le gentil doit s'engager devant le Tribunal et prendre sur lui ces commandements, en tant que préceptes« israélites »  et non plus noahides, et acquérir le statut de « guer », c’est-à-dire de prosélyte, par rapport à ces lois-là ולכן צריך לקבלן מפני צווי ישראל דהו"ל כגר לאלו המצות (Shoufréh dé-Ya`aqov sur Hilkhoth Mélakhim 8:11). A l’instar des Juifs, il doit par conséquent les accomplir en tenant compte du fait qu'elles ont été données par l'entremise de Moshéh. Il s'agit, au demeurant, également de l'explication qu'apporte Méir Simhah de Dvinsk (1843-1926) (Or Sameah sur Issouré Biah chap. 13). Cela implique deux choses : D'une part, que  les lois noahides ont effectivement été abrogées pour les gentils. Et d’autre part, qu'il  n'existe plus de nos jours de gentils sauvés puisque, selon Maïmonide lui-même, le statut de  guer toshav n'existe que lorsque le Jubilé est en vigueur (Issouréi Biah 14:8).  Ce point de vue  n'est pas entièrement sans fondement. Le  Talmud de Jérusalem place en effet une distinction entre, d'une part,  les guerim toshavim, qui, parce qu'ils  ont renoncé au culte aux idoles, sont astreint au commandement interdisant l’idolâtrie הוא מצוה על ע"ז  et, de l'autre,  les gentils qui ne sont pas astreints וגוים אינן מצויין על ע"ז (Y. Yévamot 44a). Cela rejoint ce qu’a dit Rabbénou Guershom qui  s’exprime au sujet du statut de guer toshav en terme de « conversion partielle » מקצת גירות (Glose sur Kéritot 9b). Bien que l'explication soit compromettante pour le noahisme,  elle est contredite par une lecture attentive  du Talmud de Jérusalem  :

רבי שמואל בר חייה בר יהודה בשם רבי חנינה גר ותושב מגלגלין עמהם י"ב חודש אם חזר בו הרי יפה ואם לאו הרי הוא כגוי לכל דבריו רבי שמואל בר חייה בר יהודה רבי חנינה בשם רבי גר תושב צריך לקבל עליו על מנת שיהא אוכל נבילותאמר רבי הילא יאמרו הדברים ככתבןמה יאמרו הדברים ככתבן אמר ר׳ יוסי בר חנינה (דברים יד) לא תאכלו כל נבילה לגר אשר בשעריך תתננה ואכלהאית תניי תני גר תושב אין מקבלין אותו עד שיקבל את כל המצות שכתוב בתורהאית תניי תני גר תושב אין מקבלין אותו עד שיכפור בע"ז שלורבי בא בשם ר׳ חייה בר אשי גר תושב אין מקבלין אותו עד שיכפור בע"ז כגויא"ר זעירא מדברי כולהון עד שיכפור בע"ז כגוידל כן מה אנן אמרין הואיל והוא מצוה על ע"ז לא יבטלוגוים אינן מצויין על ע"ז ומבטלין 

« Rabbi Shmouel le fils de Hiyya bar Yéhoudah dit au nom de Rabbi Haninah : Le guer toshav on le tolère pendant douze mois, s’il change d’avis, c’est une bonne chose, sinon, il est comme un goy à tous les égards. Rabbi Shmouel bar Hiyya le fils de Yéhoudah dit au nom de Rabbi Haninah : Le guer toshav doit faire l'acceptation afin de consommer des animaux qui n'ont pas été abbattus rituellement etc. Certains tannaïm enseignent : Le guer toshav, on ne l’accepte que jusqu’à ce qu’il accepte sur lui tous les commandements qui sont écrits dans la Torah.  Il en existe aussi qui  enseignent : Le guer toshav, on ne l’accepte que jusqu’à ce qu’il  renonce à son culte aux idoles. Rabbi Ba dit au nom de Rabbi Hiyyah bar Ashi : Le guer toshav, on ne l'accepte que jusqu'à ce qu'il renie l'idolâtrie comme un gentil. Rabbi Zé`ira dit : Selon l'avis de tous, on ne l'accepte que jusqu'à ce qu'il renie l'idolâtrie comme un gentil. Sans cela, l'on aurait dit que puisqu' il est commandé au sujet de l'idolâtrie, il ne peut pas l'annuler , mais que les gentils, qui ne sont pas commandés, peuvent l'annuler   »

Le statut de guer toshav n'est donc pas une fin en soi. Tandis que pour les uns, peut déjà être qualifié de guer toshav celui qui a entamé le processus  de conversion, pour d'autres, il n'acquiert ce statut là que jusqu' à ce qu' il ait accepté tous les commandements. Ce second avis suppose l'existence de trois sortes de prosélytes , qui correspondent à différents stades du cheminement  : Le guer, le  guer toshav , que le Talmud de Jérusalem définit précisément comme étant guer et toshav גר ותושב (guer va-toshav),  c'est à dire un guer גר  qui a acquis le statut de toshav תושב et auquel les Juifs peuvent donner gratuitement leurs bêtes mortes afin de pourvoir à ses besoins matériels, et enfin le guer tsedeq, c'est à dire le prosélyte qui s'est circoncis et s'est immergé et qui est un Israélite à tous les égards. Dans tous les cas, le statut halakhique de guer toshav n'est que transitoire selon le Talmud de Jérusalem. Les halakhoth guédoloth, qui proviennent des guéonim, ont tranché la loi dans le même sens :

איזהו גר תושב, כל הכופר בע"ז ואוכל נבילות. ועד כמה נקרא גר תושב, אמר רבי יהושע בן לוי כל שנים עשר חדש, מכאן ואילך אם נתגייר מוטב  ואם לאו גוי הוא

« Qu’est ce qu’un guer toshav ?  Quiconque a renié l’idolâtrie et mange des animaux non abattus rituellement est un guer toshav. Et pendant combien de temps l’appelle t-on guer toshav ? Rabbi Yéhoshou`a ben Lévi dit : Pendant douze mois entiers. Après cela, s’il se convertit, cest une bonne chose, sinon, c’est un gentil »  (Halakhoth Gédoloth 8:20 )

Ce n’est pas tout. D’après le Talmud de Jérusalem : אם חזר בו, «  s’il change d’avis », c'est-à-dire renonce à être guer toshav et accepte toute la Loi avant le terme des douze mois qui lui est fixée pour devenir un prosélyte total, הרי יפה c’est une bonne chose (Y. Yévamot 44a). Ce qui nous apprend  que ce statut n'est qu'une concession pour s'adapter à la pratique des commandements, et non l'idéal qui est de tout  accepter et  mettre en pratique immédiatement. Il est à noter que, contrairement à ce qui se fait de nos jours, pendant l'ère talmudique, l'apprentissage de la Loi entière n'était pas considéré comme un prérequis et il était possible de procéder aux rituels de conversion le jour même où le prosélyte potentiel se présente comme candidat à la conversion  (Talmud de Babylone,  Yévamot 47a-b). Relevons par ailleurs ce qu’a écrit le Radva"z qui, s’exprimant au sujet du non Juif qui a déjà formellement accepté toute la Loi, mais qui n'a pas encore finalisé la conversion au moyen de l'immersion , a écrit :

דלא מיענש עלייהו אלא עד לאחר טבילה אבל מהשתא קבלינהו עליה

« Il n'est châtié qu'après l'immersion, mais il a d'ores et déjà accepté sur lui (la Torah) »

Autrement dit, c'est après l'immersion que l'individu est châtié pour les transgressions qu'il a commises depuis le moment où il accepta la Torah. Voilà pourquoi il doit déjà observer ce qu'il a accepté sur lui.  En l’absence de circoncision et d’immersion, l'adoption de la Loi, et, il va de soit, le salaire et le châtiment qui en découlent, sont considérées comme nulles. Le rapprochement avec le Talmud de Jérusalem, qui envisage le statut de « guer toshav » comme l'acceptation progressive des préceptes de la Torah, donne à comprendre que si le processus est interrompu entre temps ou que l’individu meurt avant de l’avoir achevé, l’adoption des lois qu’il a prises sur lui est comptée comme nulle et non avenue.  Il ne reçoit, en d’autres termes, aucun salaire, ainsi qu'on le voit dans le Y. Sanhédrin qui exprime selon toute vraisemblance la position normative des Sages de la terre d’Israël :

אנטונינוס אמר לרבי מייכלתי את מן לויתן לעלמא דאתי אמר ליה אין אמר ליה  מן אימר פיסחא לא אייכלתני ומן לויתן את מייכל לי אמר ליה  מה נעביד לך ובאימר פיסחא כתיב כל ערל לא יאכל בו כיון דשמע כן אזל וגזר 

« Antonin dit à Rabbi [Yehoudah Ha-nassi] : Me feras-tu manger du Léviathan dans le monde à venir ? Il lui dit : Oui. A quoi Antonin lui répondit : Tu ne me fais pas manger de l’agneau de Pâque et tu me feras manger du Léviathan ? Il lui dit : Que ferions-nous alors pour toi étant donné qu’il est dit au sujet de l’agneau de la Pâque qu’« aucun incirconcis n’en mangera » (Ex 12:48) ? Lorsqu’il a entendu cela, il s’en alla et s’est fait circoncire » (Y. Sanhédrin 10:8)

Le Midrash est beaucoup plus explicite :

ואל יאמר בן הנכר הנלוה אל ה' לשרתו אלו הגרים שמהולים הם, אבל אותם ערלים הם שכך הקב"ה פוסל את ערלים ומורידם לגיהנם, שנאמר  בן אדם נהה על המון מצרים והורידהו, וכן ישעיה אומר לכן הרחיבה שאול נפשה ופערה פיה לבלי חק, למי שאין לו חק מילה ויעמידה ליעקב לחק;    לישראל, ברית עולם שאין המהולים יורדין לגיהנם

« Que le fils de l’étranger qui s’attache à L’Éternel, ne tienne pas ce langage : « L’Éternel m’exclura de son peuple ! » (Isaïe 56 :3).  Il s’agit des prosélytes circoncis. Quant à ceux qui sont incirconcis, le Saint Béni Soit-il les disqualifie et les fait descendre dans la Géhenne, ainsi qu’il est dit : Fils de l’homme, gémis sur le peuple de l’Egypte, et annonce qu’ils descendront (Ezéchiel 32 :18), et : C'est pourquoi le sépulcre s'est élargi, et a ouvert sa gueule au sans loi  (Isaïe 5 :14, traduction littérale de l’hébreu ) c'est-à-dire à celui qui n’a pas la loi de la circoncision, ainsi qu’il est dit : Et il l’établit en loi pour Jacob et en alliance éternelle pour Israël (Psaume 105 :10) ; car les circoncis ne descendront pas dans la Géhenne »   (Shemot Rabbah 19:6)

Le fait même d'appeler le guer toshav pieux d'entre les nations est en ce sens contradictoire puisque , bien que n'étant pas encore un Israélite à tous les égards, il a déjà quitté la catégorie des gentils. Il est à noter que cette définition du guer toshav ne fait pas l'unanimité dans le Talmud de Babylone  (`Avoda Zarah 64b-65a).  Pour R. Yossef, dont la position rejoint celle de la Guémara jérusalémite, la renonciation au culte des idoles doit être l'expression de la foi en Dieu qui implique obligatoirement l'adhésion à Sa Volonté. En sorte que « le guer toshav qui ne se circoncit pas après douze mois devient un hérétique d'entre les nations » גר תושב שעברו עליו י"ב חודש ולא מל הרי הוא כמין שבאומות (ibid.) puisqu'il a tourné le dos à Dieu et à Sa Parole qui n'est autre que la Torah, en dehors de laquelle il n'existe pas de religion agréée.   Pour R. Yéhoudah, l'abstention de vénérer en actes  d'autres  divinités suffit et le statut de guer toshav, comme l'illustre l'anecdote de la visite de Ravva chez Bar Shéshak qui s'exprime et se comporte comme un infidèle, ne prend pas en compte les croyances. La divergence semble être dû au fait qu'alors que le Talmud de Jérusalem parle de  כפר בע"ז (renier le paganisme), une expression à connotation religieuse, le Talmud de Babylone s'exprime en termes de  לא לעבוד ע"ז  (ne pas pratiquer le paganisme), plus vague, qui a donné lieu à des interprétations divergentes parmi les sages babyloniens.  En outre, le raisonnement de Ya`aqov Berdugo n'est pas cohérent puisque selon le texte sur lequel il s'appuie (Talmud de Babylone, `Avoda Zara 2b-3a) et que nous avons analysé dans la première partie, la damnation des gentils est dû au rejet de la Torah entière, qui est l'élément déterminant, et non en raison du non respect des préceptes noahides qui n'est qu'un motif auxiliaire et une circonstance aggravante.  

 Yérouham Fischel Perla (1846-1934) et le Rabbi de Loubavitch  (1902-1994) 

 Le Rabbi de Loubavitch  (1902-1994), dans les Liqouté Sihoth (Parashat Yithro), suggère qu'il  n'y aurait jamais eu d'abrogation de la religion noahide.  Il attribue à Maïmonide la même interprétation que Yérouham Fischel Perla, lequel, dans son commentaire sur le Séfer Hamitsvot de Sa`adyah Gaon, objecte à ceux qui, comme Rashi et le Pné Yéhoshou`a, ont suivi  Rav Yossef,  que cette opinion n'a pas été retenue comme la halakhah : 

 ושכנגדו הרב מהר"ם ז"ל בעל תשובות צ"ץ חלוק עליו שם. וכתב דאפיּ את"ל כן לרב יוסף דדריש מדכתיב ראה ויתר גוים שעמד והתירן להן. מ"ם אנן לא קיי"ל כוותיה. משום דרבים פליגי עליה. דשאר אמוראי בפ"ד דב"ק שם לא ס"ל כוותיה. והר"ב פ"י שם השיב על זה דכולהו אמוראי מודו בעיקר הדבר לרב יוסף שעמד והתירן להן. ואע"ג דבדרשא דקרא לא ס"ל כוותיּ. מ"ם הכי גמירא להו מקבלתם עיי"ש. ואין שום יסוד לדבריו אלו. דודאי שאר אמוראי דלא דרשי קרא כדר"י גם עיקר מילתא דר"י לא ס"ל. דקבלה מאן דכר שמה. ור"י לא נפק"ל הכי אלא מהך קרא. וכיון דאינהו לא דרשי קרא הכי. ודאי לא ס"ל הכי

« Le Rav Mahara"m, de mémoire bénie, auteur de la Responsa Tsémah Tsédeq, n'est pas d'accord avec lui et a écrit que si tu veux, tu peux même dire que Rav Yosef a interprété le verset selon lequel Dieu se leva et délia les gentils en ce sens qu' il se leva et les exempta. En tout cas, nous n'acceptons pas son opinion dès lors que la majorité n'est pas d'accord avec lui. En effet, le reste des amoraïm, dans le traité Bava Qamma 38a, ne partageaient pas son point de vue. Le Pné Yéhoshou`a y répond que tous les amoraïm, en principe, sont d'accord avec l'interprétation de Rav Yossef selon lequel Dieu se leva et les en exempta mais que c'est juste sur le sens de l'écriture qu' ils ne sont pas d'accord, car la chose est sue par la Tradition orale. Ses propos sont sans fondements ! Il est évident que le reste des amoraïm qui n' ont pas interprété l'écriture comme lui n'étaient également pas d'accord avec lui sur le principe. Car qui y parle de Tradition ?  Rav Yossef dériva son idée de ce verset. Et comme ils n'étaient pas d'accord son interprétation de l'écriture, il est évident qu' ils n'étaient pas d'accord avec lui » 

Non seulement l'auteur, qui ne fait que répéter l'argument réfuté,  n'explique pas en quoi la réponse est sans fondements, mais le traité Bava Qamma n'est pas d'une grande aide pour la cause noahide lorsqu' on lit ce qu'ont affirmé les autres amoraïm qui auraient si l'on en croit Schneerson et Perla rejeté l'opinion de Rav Yossef :  

א"ר אבהו אמר קרא (חבקוק ג, ו) עמד וימודד ארץ ראה ויתר גוים ראה שבע מצות שקיבלו עליהם בני נח כיון שלא קיימו עמד והתיר ממונן לישראל רבי יוחנן אמר מהכא (דברים לג, ב) הופיע מהר פארן מפארן הופיע ממונם לישראל [ רשי :  מפארן - כשסיבב והחזיר התורה על כל האומות ולא קיבלוה:] תניא נמי הכי שור של ישראל שנגח שור של נוכרי פטור שור של נוכרי שנגח שור של ישראל בין תם בין מועד משלם נזק שלם שנאמר עמד וימודד ארץ ראה ויתר גוים ואומר הופיע מהר פארן

«  Rabbi Abbahou dit : " Il se leva et délia la terre" (Hab 3:6). Il vit que les sept lois qu'ont acceptées les gentils et puisqu' ils ne les ont pas accomplies, il se leva et rendit leur argent permissible  pour les Israélites.   Rabbi Yohanan dit : On le déduit de ce verset : " Il est apparu du mont Pharan " (Deut 33:2). Du Pharan il exposa l'argent des gentils aux Israélites [Rashi : " Du Pharan : Lorsqu' il annonça la Torah à tous les peuples et qu' ils ne l'ont pas acceptée " ]. Il a été enseigné : " Le boeuf d'un juif qui encore le boeuf d'un gentil est exempt. Par contre, si le boeuf d'un gentil encorne celui d'un juif, [ le gentil ] doit payer la totalité des dommages, ainsi qu' il est dit : " Il se leva et délia la terre " (Hab 3:6) et : " Il est apparu du mont Pharan "  (Deut 33:2) » ( Talmud de Babylone, Bava Qamma 38a)

Le fait  même que Dieu, selon Rabbi Yohanan,  exprime son mécontentement parce que les non Juifs rejettent la Torah signifie que ceux-ci sont supposés adhérer à la nouvelle révélation  et implique l'abrogation  de la religion antérieure qui n'est plus d'actualité. La bérayta, reprise par la suite, où figurent  aussi bien le verset repris par Rabbi Yohanan que celui qui a été repris par Rabbi Abbahou laisse voir que les deux explications sont complémentaires.  Relevons dans le commentaire du Pné Yéhoshou`a sur le passage : 

נראה כאלו שני הכתובים הם כמכחישים זא״ז דמעמד וימודד משמע שהתיר ממונם בשביל שלא קיימו ז׳ מצות כדדריש בהדיּ מה ראה ומקרא דהופיע מהר משמע שהתי׳ ממונם בשביל שלא קבלו התורה כפרש״י בהדיא וכ״ן באמת מל' הפסוק דכתי׳ לעיל מיני׳ ה׳ מסיני בא וזרח משעיר למו דאיירי מקבלת התורה על שהחזיר על האומ׳ ולא קבלוהו ונ״ל ליישב דהני תרתי חדא מלתא הי׳ למאי דאי׳ בריש מס׳ ע״ז שיש פ״ף לאומות על קבלת התורה באמרם כלום כפית עלינו הר כגיגית ולא קבלנו כמו שעשית לישראל והקב"ה אומר להם הראשונות ישמיעו ז׳ מצות שקבלתם היכן קיימתם נמצא דלפ״ז א״ש אי לאו שראה שלא קיימו ז׳ מצות לא הי׳ יכול להענישם על שלא קיבלו התורה א״ך הני תרתי חדא מלתא היא וכו׳ אף אם החזיר ודאי לא יקבלו ואף אם קיבלו ודאי שלא יקיימו כמו שלא קיימו ז׳ מצות ובא״ה הקב"ה מצרף מחשבה רעה למעשה 

« Il apparaît de prime abord que les deux versets se contredisent. D'un côté, le verset qui dit: " Il se leva et mesura " donne à comprendre qu' Il rendit permissible leur argent en raison du fait qu' ils n'ont pas gardé les sept lois, comme il est expliqué en cet endroit. De l'autre, le verset qui dit qu' il apparut du Pharan donne à comprendre qu'il permit leur argent parce qu' ils n'ont pas accepté la Torah comme l'explique Rashi en cet endroit. Et en effet, les mots qui précédent et qui sont : " Et l' Eternel vint du Sinaï et resplendit sur le Sé`ir, pour eux " , se réfèrent au don de la Torah, en ce qu' il annonça la Torah à tous les peuples et qu' ils ne l'ont pas acceptée. Il me semble que l'on peut réconcilier les deux versets et dire qu' ils n'expriment qu'une seule chose , en se basant sur ce qui est dit au début dut traité `Avoda Zara, selon lequel les nations pourront prétexter qu' elles n'ont pas acceptées la Torah car la montagne n'a pas été suspendu au-dessus d'elles, comme Dieu l'a fait avec les Israélites. " Le Saint Béni Soit-il dira alors : Considérons les évenements des jours anciens, comme il est écrit : Qu’ils nous fassent entendre les choses précédentes (Isaïe 43,9). Il existe sept lois que vous avez acceptées, les avez-vous observées ? ". Il apparaît de par cela que si elles avaient gardé les sept lois, Dieu n'aurait pas pu les châtier en raison du fait qu' elles n'ont pas accepté la Torah. En ce sens, les deux assertions expriment la même chose etc. Même si l’on devait dire qu’il n’a pas proposé la Torah aux autres nations, elles méritent néanmoins le châtiment puisque même si elle leur a été proposée, elles ne l’auraient pas acceptées et que même si elles l’avaient acceptée, elles ne l’auraient pas pratiquée, comme elles n'ont pas pratiquées les sept lois, et le Saint Bénit Soit-il compte les mauvaises pensées comme une œuvre »  (Pné Yéhoshou`a sur Bava Qamma 38a) 

Ainsi, malgré les interprétations alternatives du verset dans Havaqouq, le principe de la fin du code noahide en tant que religion  agréée  et son remplacement par la Loi mosaïque était unanimement admis. Le caractère forcé de l'interprétation montre en outre qu' il n'est pas question d'une idée déduite du texte, mais l'inverse. C'est à dire d'un concept dont le fondement se trouve dans la Tradition Orale  mais dont on cherche l'allusion dans l'écriture. Le Setam haTalmoud, en d'autres termes,  la partie rédationnelle et non attribuée du Talmud, s'appuie d'ailleurs sur l'exposition de Rav Yosef et la cite comme une preuve dans le traité `Avoda Zara 3a. Ce qui atteste qu' elle  n'a pas été écartée comme l'a remarqué le Pné Yéhoshou`a, dont Yérouham Perla, qui semble avoir parlé trop vite en disant que ses propos sont sans fondements אין שום יסוד לדבריו אלו,  n'a pas tenu compte du raisonnement : 

 וכל ראיות שהביא אינו ראיות דמ״ש פליגי רבים עליה הנה אדרבא סוגיא דשמעתתא פ״ק דע״ז מוכח אדרבא כהב״י שהרי סתמא דתלמודא מביא ראיה מרב יוסף ומכ״ל דלא קיימום וכו׳ ועוד דתלמוד שקל וטרתי ומשני דברי ר״י מר בריה דרבינא דבתראה הוא וסתמא דתלמודא ע״ז גם כן ואמרינן בכל דוכתא כייון דסוגין בעלמא כוותיה הלכתא כוותיה ולדידי ברור דלא פליגי אמוראי בהאי אלא בדרשא דקרא ומ״ם כלהו מודה דאמת הוא דהתיר להו וקבלה בידו אלא פליגי בדרשא דקרא

 « Toutes les preuves qu'il (l'auteur du Tsémah Tsédeq) a apportées n'en sont pas lorsqu' il dit que le grand nombre n'est pas d'accord avec [ R. Yossef ]. Au contraire, la sougya au début du traié `Avoda Zara constitue la preuve du contraire puisque le Setam du Talmud apporte une preuve à partir de Rav Yosef etc. En outre, le Talmud procède à une délibération et Mar bar Ravina, qui est (chronologiquement) le dernier parmi eux דבתראה, répète les paroles de R. Yosef, de même que le Setam du traité `Avoda Zara, et [cette opinion] est dite en chaque endroit. Et puisque les passages sont régulièrement d'accord avec son point de vue, la halakhah suit son point de vue. Il est pour moi clair que les amoraïm n' ont débattu  qu' au sujet de l'interprétation des versets mais que tous ont admis qu' en vérité, Dieu les en exempta, car R. Yossef avait une tradition קבלה בידו » (Shou"t Pné Yéhoshou`a, Evèn Ha-`Ezer 2:43)

Il est bon de signaler que comme l'ont noté le tossafistes dans leur glose à cet endroit, le Talmud ne vient pas enseigner qu' il est permis de voler l'argent des non Juifs, mais que, comme précisé, quand le boeuf d'un Israélite encorne celui d'un gentil, l'Israélite n'est pas tenu de verser  au non Juif les dommages et intérêts qu'il lui doit. 

Zeev Wolf Leiter (1891-1974)

Zeev Wolf Leiter, l'auteur des Haggahot Kévod Melakhim, déclare que la source du Rambam serait la Mishnah de-rabbi Eli`ezer où nous retrouvons effectivement  : 

הפרש בין חסידי ישראל לחסידי אומות העולם .חסידי ישראל אינן נקראין חסידים עד שיעשו כל התורה, אבל חסידי אומות העולם, כיון שהן עושין שבע מצוות שנצטוו בני נח עליהן, הן וכל דקדוקיהן, הן נקראים חסידים. בד״א, כשעושין אותן ואומרין, מפני  שציוה אתנו אבינו נח מפי הגבורה אנו עושין, ואם עשו כן, הרי הן יירשו העולם הבא כישראל, ואע״ף שאינן משמרין את השבתות והמועדות , שהרי לא נצטוו עליהן. אבל אם עשו שבע מצוות ואמרו, מפי פלוני שמענו, או מדעת עצמן, שכך הדעת מכרעת, או ששיתפו שם ע״ז, אם  עשו כל התורה כולה, אין לוקחין שכרן אלא בעולם הזה

« La différence entre les pieux d’Israël et les pieux d’entre les nations : Les pieux d’Israël ne sont appelés « pieux » que s’ils accomplissent toute la Torah, mais les pieux des nations sont appelés « pieux » s’ils accomplissent les préceptes ordonnés à Noé dans les détails. Cela est dit à condition qu’ils disent : « Puisque notre Père Noé nous les a ordonné de la bouche de Dieu, nous le faisons ». Et s’ils font ainsi, ils hériteront du monde futur comme Israël, et ce, même s’ils n’observent pas le Shabbath ou les fêtes, puisqu’ ils n’en ont pas reçu l’injonction. Mais s’ils observent les sept commandements de Noé, en disant : « Nous l’avons entendu d’un tel » ou s’ils les accomplissent selon leur avis propre qui est leur conviction intellectuelle, ou s’ils y associent le nom d’une idole, ils ne recevront leur récompense que dans ce monde-ci, même s’ils accomplissaient toute la Torah » (Barayta dé-rabbi Eli`ézer ; sixième parachah)

Le souci c’est que cet ouvrage, qui n’a été découvert qu’en 1935 et qui n’est attesté que par deux manuscrits, n’est, justement, pas « ancien » ni ne prétend l’être mais se présente simplement comme un commentaire sur les trente deux règles d' interprétation développées par le Tanna Eli`ezer ben Yossé le Galiléen. Il  mentionne en effet  plusieurs amoraïm, dont la liste est donnée par Enelow à la page 383-385 de son édition.  De plus,  la domination islamique  y étant évoquée à la Parashah 8, l'écrit ne donc pas être antérieur au 7e siècle. Certes, plusieurs autorités médiévales citent un livre intitulé  « Barayta dé-Rabbi Eli`ezer ben Yossé », mais les citations qu’ils en font attestent que l’ouvrage, ou du moins, la recension que l’on a actuellement a peu en commun avec l'original  (cf.  Introduction d' Enelow p. 37-38).  Cet ouvrage  étant récent,  l’on peut légitimement se demander si ce n'est pas plutôt l'inverse qui est vrai, à savoir que ce passage a été rédigé sous inspiration maïmonidienne. 

Toutes ces tentatives de justification montrent, en somme, qu' il n'y a jamais eu d'unanimité  quant à la compréhension du hidoush de Maïmonide.  Par ailleurs, la Tossefta qui rapporte le débat entre Rabbi Yéhoshou`a et Rabbi Eli`ezer  les contredit toutes :

 רּ אליעזר אומר: כל גוים אין להם חלק לעולם הבא שנאמר ישובו רשעים לשאולה, כל גוים שכחי אלהים. ישובו רשעים לשאולה אילו רשעי ישראל. אמר לו רּ יהושע אילו אמר הכתוב ישובו רשעים לשאולה כל גויים ושותק הייתי אומר כדבריך עכשיו שאמר הכתוב שכחי אלהים הא יש צדיקים באומות שיש להם חלק לעולם הבא 

 « Rabbi Eli`ezer dit : Aucun Gentil n’aura de part au monde à venir, comme il est dit : Les méchants se tournent vers le Shéol, tous les Gentils oublieux de Dieu (Psaume 9,16) – Que les méchants se tournent vers le Shéol – Ce sont les méchants d’Israël. Rabbi Yéhoshou`a lui dit : S’il avait été écrit : Les méchants se tourneront vers le séjour des morts, tous les gentils’ et rien de plus, j’aurais dit la même chose que toi. Mais puisque l’écriture dit: Tous les Gentils oublieux de Dieu – cela indique qu’il existe des justes parmi les nations qui ont part au monde à venir »  (Tossefta Sanhedrin 13:2, Edition Lieberman)

Cette déclaration de Rabbi Eli`ezer suppose ou  que le noahisme n’a pas existé à son époque ou bien, dans le cas contraire, qu’il a rejeté ce concept. Si le principe selon lequel « il n’y a jamais de dissension sur la tradition reçue » דברי הקבלה אין בהן מחלוקת לעולם  et que «  toute chose qui est sujette à des divergences n’est certainement pas une tradition  reçue de Moïse notre Maître » וכל דבר שתמצא בו מחלוקת בידוע שאינו קבלה ממשה רבנו (Mishneh Torah, Mamrim 1:3) était exact, c’est  la prétention que le noahisme relève d'une tradition ininterrompue remontant au don de la Torah qui est contredite par ce passage. Quant à Rabbi Yéhoshou`a, on voit qu'il n' a évoqué aucun ensemble de lois positives  qui permettraient d'identifier ces justes d' entre les nations ni n'a posé comme condition la croyance en Moïse.  Considérons l'éclairage du Talmud de Jérusalem :

דודי ירד לגנו לערוגת הבושם לרעות בגנים לא צורכה אלא דודי ירד לגנו לרעות בגנים.  דודי זה הקב"ה.  ירד לגנו זה העולם.  לערוגת הבושם אילו ישראל.  לרעות בגנים אילו אומות העולם.  וללקוט שושנים אילו הצדיקים שמסלקן מביניהן.  משלו משל למה הדבר דומה למלך שהיה לו בן והיה חביב עליו יותר מדאי.  מה עשה המלך נטע לו פרדס.  בשעה שהיה הבן עושה רצונו של אביו היה מחזר בכל העולם כולו ורואה אי זו נטיעה יפה בעולם ונוטעה בתוך פרדיסו.  ובשעה שהיה מכעיסו היה מקצץ כל נטיעותיו.  כך בשעה שישראל עושין רצונו של הקב"ה מחזר בכל העולם כולו ורואה אי זה צדיק באומות העולם ומביאו ומדבקו לישראל.  כגון יתרו ורחב.  ובשעה שהן מכעיסין אותו היה מסלק הצדיקים שביניהן.

 « Mon bien-aimé est descendu à son jardin, Au parterre d'aromates, Pour faire paître son troupeau dans les jardins, Et pour cueillir des lis. (Cantiques des cantiques 6:2). Mon bien-aimé est le Saint Béni Soit-il. Il est descendu dans son jardin. Le jardin est le monde. Au parterre d'aromates. Les aromates sont les Israélites. Pour paître son troupeau dans les jardins. Les jardins sont les gentils. Et pour cueillir des lis. Les lis sont les justes qui sont enlevés de parmi eux. A quoi cela est t-il semblable ? La chose peut être comparée à un Roi qui avait un fils, et qu'il aimait un peu trop. Qu'a fait le Roi ? Il lui a planté un jardin. Lorsque le fils faisait la volonté de son père, ce dernier parcourait le monde entier pour voir quelle belle plante il y avait afin de la planter dans son jardin. Et lorsqu' il provoquait sa colère , il coupait toutes les plantes. De même, lorsqu' Israël fait la volonté du Saint Béni Soit-il, il parcourt le monde entier pour voir quel juste il y a parmi les nations afin de l'amener et de le joindre à Israël, à l'instar de Yithro et de Rahav. Et lorsqu' Israël provoque sa colère, il enlève les justes parmi eux »   ( Y. Bérakhoth 2:8)

Il va sans dire que pour s'engager à accepter les lois noahides devant le Beth din et acquérir le statut de guer toshav,  le non Juif doit d'abord s'y  présenter.  Même le fait de simplement savoir que  « le Saint Béni Soit-il a ordonné les lois noahides dans la Torah » מפני שציווה בהן הקדוש ברוך הוא בתורה ou « nous informa par l'entremise de Moshéh notre Maître que les enfants de Noé furent auparavant commandés d’accomplir ces commandements » הודיענו על ידי משה רבנו שבני נוח מקודם נצטוו בהן, nécessite de se faire enseigner par les dépositaires de cette Loi qui, comme nous le verrons plus bas, n'étaient pas unanimes quant au nombre et à l'identité des lois noahides malgré l'avantage qu'ils ont d'avoir accès à l'écriture et la tradition. Or, le Talmud de Jérusalem parle d' individus qui sont déjà justes avant même que Dieu n'orchestre les choses pour les amener vers  Son peuple. L'exemple de Yithro est d'autant plus problématique pour la position maïmonidienne quand on sait que celui-ci a été un idolâtre avant que l'ouïe des prodiges de Dieu, au moyen desquels Dieu l'a fait venir,  ne le pousse à s'approcher des Israélites :

הדא היא דכתיב (ישעיה נהגשמעו ותחי נפשכם … לכך אמר "שמעו דבר הבית יעקב". וכן אתה מוצא ביתרושעל-ידי שמיעה זכה לחייםששמע ונתגייר שנאמר "וישמע יתרו את כל אשר עשה אלהים למשה ולישראל עמו

« Il est écrit : Ecoutez afin que votre âme vive (Isaïe 55 :3 ) … Voilà pourquoi il est dit : Ecoutez la Parole de l’Eternel, maison de Jacob ! (Jérémie 2 :4 )  De même, l’on voit que Yithro a mérité la vie grâce à l’écoute, car il entendit et s’est converti, ainsi qu’il est dit : Et Yithro entendit tout ce Dieu fit pour Moïse et Israël son peuple (Exode 18 :1) » ( Shemot Rabbah 27:9 )

עתה ידעתי כי־גדול יהוה מכל־האלהים כי בדבר אשר זדו עליהם

« Je reconnais maintenant que l'Eternel est plus grand que tous les dieux; car la méchanceté des Egyptiens est retombée sur eux » (Exode 18:11)

ומה תלמד לומר מכל האלהים אמרולא הניח יתרו עבודה זרה בכל העולםשלא חזר עליה ועבדה

« Que veut dire " que tous les dieux " ? Ceci nous apprend qu’il connaissait toutes les idolâtries du monde, et qu’il n’y en avait pas une seule qu’il n’eût servie » (Mékhilta de-Rabbi Yishma`el 18:11)

Plus significatif encore est le fait que d'après la Mékhilta, Moshéh, au lieu d'inculquer à Yithro la voie noahide, l'a encouragé à se faire prosélyte, ce qu'il est  effectivement devenu par la suite :

ויספר משה לחותנולמושכו לקרבו לתורהאת כל אשר עשה ה׳ , שנתן תורה לעמו ישראלאת כל התלאהבמצרים. – אשר מצאתםעל הים. – בדרךזו מלחמת עמלק. – ויצילם ה׳ , הצילם המקום מן הכל

« Moshéh conta à son beau père - afin de l'attirer et de le rapprocher de la Torah.  tout ce que l’Éternel avait fait - car Il donna la Torah à Son peuple Israël. toutes les tribulations qu’ils avaient essuyées - en Egypte.  Au moment de leur sortie - sur la mer. En chemin - c'est la guerre de `Amaleq. Et l'Eternel les avait délivré - l'Eternel les a délivré de tout cela » ( Mékhilta de-Rabbi Yishma`el 18:9 )

ויחדיתרו רב ושמואל רב אמר שהעביר חרב חדה על בשרו [ רשי : שמל את עצמו ונתגייר ]

« Et Yithro se réjouit (vayihad) (Exode 18:12) – Rav dit qu’il fit passer un sabre tranchant (hadah) sur sa chair [ Rashi : car il s’est circoncis et s’est converti ] » (Talmud de Babylone, Sanhédrin 74a)

ויחד יתרו , אל תקרי ויחד אלא ויהד , שנעשה יהודי

« Et Yithro s'est réjouit (vayihad) (Exode 18:12) - Ne lis pas il s'est réjouit (vayihad) mais s'est judaïsé (vayihad), car il est devenu un Juif »  (Midrash Tanhouma 18:7)

Le Talmud de Jérusalem dont nous avons repris plus haut le passage dit d'ailleurs explicitement que Yithro a été joint à Israël (Y. Bérakhoth 2:8). Nous donnons raison à R.  Mosheh Hafets dont l'interprétation est pour nous exacte pour autant que Rabbi Yéhoshou`a ben Hananiah et les docteurs de la Loi qui partageaient son point de vue sont concernés :

 לשונות ולאומים יהגו ריק לא ידעו את ה׳ ועובדים אש ואבן השמש או הירח אשר בשמשים ממעל ואשר בארץ מתחת והם פרים ורבים ומצליחים. והטעם עי לא נצטוו לעבוד ה׳ כמונו ולא ידעו משפט אלוהי השמים ומכל מקום אין גוי אומה ולשון שלא יכיר לו אלוה ולא יעבדנו תחת דמיון איזה דבר ואומנות אבותהים בידהם. ד״מ׳ העובד לאש כבר יעבדנו וישתחוה לו לא לעבוד עבודה זרה אלא בחשבו שהאש הוא האלוה בורא עולם ומקיימו. ויסתכל באמונתו הנפסדת באופן שכונתו רצויים אם מעשיו אינם רצויים וה׳ אליהם לא מקפה שכר  כל  בריה  והרי הגוי עובד בוראו במה שהגיע השכלתו וכו׳ ועל זה נאמר הצדיק באמונתו יחיה כי כבר יוכל להמצא בגויים ההם איש צדיק וחסיד במעשיו ובמחשבותיו ומה שבן אדם לחברו ואין שופט כל הארץ לא יעשה משפט לתת לו שכרו כאשר לא ידע ולא למדוהו דרך האמת והוא האמין לעשות  את דבר ה׳ ומה שייטב בעיניו. וכמה מדינות ומלכיות גדולות רחבות ידים מסוף העולם ועד סופו לא הגיע אליהם זהר וזיו מבני ישראל ולא מתורתם ואיככה יספו אנשים צדיקים שבקירבם על לא חמס בכפיהם

«  Les langues et les nations méditent la vanité, elles ne connaissent pas l'Eternel et servent le feu, la pierre, le soleil et la lune, qui se trouvent dans les cieux en haut et sur la terre en bas. Elles se multiplient et réussissent. Le sens est qu'elles n'ont pas été ordonnés d'adorer l'Eternel comme nous, et ne connaissent pas les lois du Dieu du Ciel. Malgré tout, il n'existe aucun gentil, ni aucune nation, ni aucune langue qui ne connait pas Dieu et ne l'adore pas sous la forme d'une chose ou d'une représentation artistique qu' ils ont hérités de leurs pères. Imaginons un individu qui rend un culte au feu ; il l'adore et se prosterne non pas dans l'intention de pratiquer un culte étranger, mais en pensant qu'il s'agit du Dieu qui a créé le monde et qui le maintient. Dieu regardera sa funeste foi (considérant) ses intentions comme agréables bien que ses oeuvres ne le sont pas. Et l'Eternel ne privera pas aucune créature de son salaire et ce gentil sert son Créateur aussi loin que son intellect le permet etc. C'est à ce sujet qu'il a été dit : " Et le juste vivra par sa foi ". En effet, il se peut qu'il se trouve parmi ces gentils un homme juste et dévoué dans ses oeuvres et dans ses pensées et dans son rapport avec son prochain. Or, il ne se peut pas que le Juge de toute la terre ne fasse pas justice et ne lui donne pas son salaire alors qu' il (ce gentil) ne savait pas et qu'on ne lui a pas enseigné la voie de la Vérité , ayant cru accomplir la Parole de l'Eternel et ce qui est bon à ses yeux. En effet, la lumière et la splendeur des enfants d'Israël et de leur Torah n'est pas parvenue à  plusieurs pays et grands royaumes , d'une extrémité à une autre de la terre. Or, comment les hommes justes parmi eux seraient anéantis alors qu'ils sont innocents  ? » (Melekhet Mahshevet, Parashat Ha'azinou)

Le Talmud de Babylone laisse par ailleurs entrevoir que les  oublieux de Dieu  שכחי אלהים qui n'ont pas de part au monde futur sont  précisément ceux qui comme Bil`am ( lequel bien qu'étant prophète ne s'est jamais converti ), ont à un moment connu Dieu mais s'écartèrent du droit chemin  :

ארבעה הדיוטות בלעם ודואג ואחיתופל וגחזי: בלעם בלא עם דבר אחר בלעם שבלה עם בן בעור שבא על בעיר תנא הוא בעור הוא כושן רשעתים הוא לבן הארמי בעור שבא על בעיר כושן רשעתים דעבד שתי רשעיות בישראל אחת בימי יעקב ואחת בימי שפוט השופטים ומה שמו לבן הארמי שמו כתיב (במדבר כב, ה) בן בעור וכתיב (במדבר כד, ג) בנו בעור אמר רבי יוחנן אביו בנו הוא לו בנביאות בלעם הוא דלא אתי לעלמא דאתי הא אחריני אתו מתניתין מני רבי יהושע היא דתניא ר"א אומר (תהלים ט, יח) ישובו רשעים לשאולה אלו פושעי ישראל כל גוים שכיחי אלקים אלו אומות העולם דברי רבי אליעזר אמר לו רבי יהושע וכי נאמר בכל גוים והלא לא נאמר אלא כל גוים שכיחי אלקים

« Quatre individus, Bil`am, Doeg, Ahitofèl et Guéhazi [ n'ont pas de part au monde futur ] : etc. Bil`am, [qui est un gentil] ne viendra pas, tandis que d'autres viendront. D'où provient cette Mishnah ? Elle provient de Rabbi Yéhoshou`a ainsi qu'il est rapporté :  Les méchants se tournent vers le Shéol, tous les Gentils oublieux de Dieu (Psaume 9,16) – Que les méchants se tournent vers le Shéol – Ce sont les méchants d’Israël. Tous les Gentils oublieux de Dieu - Ce sont les nations du monde.  Rabbi Yéhoshou`a lui dit : Est-ce que cela parle de tous les gentils ? N'est t-il pas plutôt dit : Tous les gentils oublieux de Dieu ?  » (TB Sanhédrin 105a, Edition de Venise)

Ce n'est, en clair, pas une question de bonne théologie mais de bonnes intentions. Pour Rabbi Yéhoshou`a, il est inconcevable que Dieu  décrète la damnation éternelle sur les gentils sincères dont, à l'en croire, Dieu excusera l'ignorance. En ce sens, l'idée que certains non Juifs seront sauvés n'est pas en contradiction avec l'idée qu' en dehors de la Torah, il n'existe pas de voie, c'est à dire de théologie et de pratique religieuse, agréée par Dieu ou que le refus conscient de s'y soumettre est passible de l'enfer. D'ailleurs,  c'est précisément lorsqu' Israël pèche que les justes d'entre les nations, si  l'on en croit la tradition reprise dans le Y. Bérakhoth que l'on a cité  tout à l'heure, restent des gentils. En revanche, lorsqu' Israël fait sa volonté, Dieu parcourt le monde entier pour amener les gentils vertueux et leur permettre de se joindre à Israël. Il est notable que la non conversion des justes d'entre les nations, qui est attribuée à l'échec d'Israël à respecter la Torah, était perçue négativement. Le point de vue de Rabbi Eli`ezer, qui attribue une valeur salvifique intrinsèque à la Torah, s'explique quant à elle par l'idée que  Dieu étant  omnipotent et l'univers entier sous Sa providence,  Il est capable de mettre la Torah sur le chemin de ceux dont il sait qu'ils peuvent se repentir :

 ר' אליעזר אומר אמר לו הקב״ה למשה אני שאמרתי והיה העולם שנּ  אל אלהים דבר ויקרא ארץ אני שמקרב ואני מרחיק אני שקירבתי את יתרו ולא רחקתיו אדם זה שבא אצלך לא בא אלא להתגייר לא בא אלא להכניס תחת כנפי השכינה אף אתה קרביהו ואל תרחקיהו

« Rabbi Eli`ezer dit : Le Saint Béni Soit-Il déclara à Moshéh : Je Suis celui qui parla et le monde fut, ainsi qu'il est dit : Dieu Fort, Dieu, [l'Eternel], a parlé, et a appelé la terre [du soleil levant jusqu'au soleil couchant] (Psaume 50:1). Je Suis celui qui éloigne et Je Suis celui qui rapproche. Je Suis Celui qui rapprocha Yithro et Je ne l'ai pas éloigné. Cet homme qui est venu vers toi, il n'est venu que pour se convertir et entrer sous les ailes de la Shékhinah. De même, toi, ne l'éloigne pas mais rapproche-le » (Mékhilta de-Rashbi 18)

הדא היא דכתיב (ישעיה נה, ג) שמעו ותחי נפשכם וכו׳ לכך אמר "שמעו דבר הּ בית יעקב". וכן אתה מוצא ביתרו, שעל-ידי שמיעה זכה לחיים, ששמע ונתגייר שנאמר "וישמע יתרו את כל אשר עשה אלהים למשה ולישראל עמו 

« Il est écrit : Ecoutez afin que votre âme vive (Isaïe 55 :3) … Voilà pourquoi il est dit : Ecoutez la Parole de l’Eternel, maison de Jacob ! (Jérémie 2 :4 )  De même, l’on voit que Yithro a mérité la vie grâce à l’écoute, car il a entendu et s’est converti, ainsi qu’il est dit : Et Yithro entendit tout ce Dieu fit pour Moïse et Israël son peuple (Exode 18 :1) » ( Shemot Rabbah 27:9 )

Il n'y a en tout cas  aucune injustice en Dieu. Faisons remarquer que la question du Talmud מתניתין מני (de qui est cette mishnah ?) ainsi que la réponse apportée, רבי יהושע היא (elle est de Rabbi Yéhoshou`à) suggèrent que le point de vue de Rabbi Yéhoshou`a n'était pas commun parmi les docteurs. Nous renvoyons pour de plus amples preuves le lecteur aux parties précédentes. 

 Nous ajouterons que même le contenu des lois données à Noé a fait l’objet de divergences entre les différentes écoles rabbiniques de l’antiquité.   Il est rapporté dans le Talmud de Babylone, traité Sanhédrin 56a :

   תנו רבנן שבע מצות נצטוו בני נח דינין וברכת השם ע"ז גילוי עריות ושפיכות דמים וגזל ואבר מן החי  

« Nos rabbins on enseigné : Les enfants de Noé ont été ordonnés d’observer sept lois : les lois sociales, l’interdit du blaspheme, de  l’idolâtrie, de l’immoralité sexuelle,  du meurtre,  du vol et d’arracher un membre à un animal vivant » (Talmud de Babylone, Sanhédrin 56a)

Cette tradition, cependant, est contredite par une autre Barayta : 

דינין בני נח איפקוד והתניא עשר מצות נצטוו ישראל במרה שבע שקיבלו עליהן בני נח והוסיפו עליהן דינין ושבת וכיבוד אב ואם דינין

« Les enfants de Noé furent t-ils ordonnés de les respecter les lois sociale ? N’a-t-il pas été enseigné : Dix lois ont été données aux Israélites à Marah. Sept ont été déjà  acceptées par les enfants de Noé, auxquelles il a été ajouté les lois soiales, le Shabbath et le respect des parents ? » (Talmud de Babylone, Sanhedrin 56b)

D’après la Guémara, la deuxième Barayta provient d’une autre école que celle qui s’exprime dans la première :

  האי תנא תנא דבי מנשה הוא דמפיק ד"ך ועייל ס"ך דתנא דבי מנשה שבע מצות נצטוו בני נח ע"ז וגילוי עריות ושפיכות דמים גזל ואבר מן החי  

« L’auteur de cette Barayta [qui dit que les lois sociale ont été données à Marah] est un Tanna de l’école de Ménasheh, lequel ne compte les lois sociales et l’interdit blasphème parmi dans la liste des lois noahides, et les substitua par l’interdit de émasculation et le mélange interdit. Un Tanna de l’école de Menasheh, en effet, enseigna : Sept lois furent données aux enfants de Noé : L’interdiction de l’idolâtrie, de l’adultère, du meurtre, du vol,  d’arracher un membre à un animal vivant, de l’émasculation et de mélanges interdits » (Ibid.)

D’autres Sages ajoutèrent d’autres lois à la liste:

רבי חנניה בן  גמליאל אומר אף על הדם מן החי רבי חידקא אומר אף על הסירוס רבי שמעון אומר אף על הכישוף רבי יוסי אומר כל האמור בפרשת כישוף בן נח מוזהר עליו (דברים יח) לא ימצא בך מעביר בנו ובתו באש קוסם קסמים מעונן ומנחש ומכשף וחובר חבר ושואל אוב וידעוני ודורש אל המתים וגוּ ובגלל התועבות האלה הּ אלהיך מוריש אותם מפניך ולא ענש אלא אם כן הזהיר רבי אלעזר אומר אף על הכלאים 

« Rabbi Hananiah b. Gamaliel dit : Il faut compter aussi l’interdit de consommer du sang issu d’un animal vivant. Rabbi Hidqa ajouta l’interdit de l’émasculation et Rabbi Shime`on l’interdit de la sorcellerie. Rabbi Yossé dit : Toutes les lois mentionnées dans la section sur la sorcellerie sont interdites aux Gentils : Qu’on ne trouve chez toi personne qui fasse passer par le feu son fils ou sa fille, quipratique la divination, les maléfices, les enchantements et les conjurations, personne qui fasse des nœuds magiques, évoque les morts, se livre aux sciences occultes, interroge les  morts. Car quiconque fait ces chosesest l’abomination de l’Éternel, et c’est à cause de cette abomination-là quel’Éternel, ton Dieu, va les chasser devant toi.  (Deut 18). Et ils ne sont châtiés que s’ils ont été avertis.  Rabbi Ele`azar ajouta les mélanges interdits » (Talmud de Babylone, Sanhédrin 56b)

`Oulla ira jusqu’à parler de trente lois noahides dans un passage qui montre clairement que « ben Noah » ou « noahide », terme qui signifie simplement non Juif, n’a jamais désigné dans le langage des Sages du Talmud l’adepte d’une mouvance religieuse en particulier et encore moins un « pieux d’entre les nations » :

  עולא אמר אלו שלשים מצות שקבלו עליהם בני נח ואין מקיימין אלא שלשה אחת שאין כותבין כתובה לזכרים ואחת שאין שוקלין בשר המת במקולין ואחת שמכבדין את התורה

« `Oulla dit : Ce sont les trente commandements que les enfants de Noé acceptèrent, mais ils n’observent que trois: Ils ne rédigent pas de contrats de mariages pour les hommes, ils ne pèsent pas la chair humaine sur les marchés, et ils font preuve de respect à l’ égard de la Torah »  (Talmud de Babylone Houllin 92b)

Etant donné qu'il ne peut y avoir de dissension sur un enseignement hérité de Moïse, les propagateurs du noahisme ont donc  tort de présenter la religion noahide comme une tradition transmise sans interruption depuis le don de la Loi puisque nous avons là la preuve éclatante que la Tradition קבלה qu'ont reçu les tannaïm et amoraïm n’a rien stipulé de manière explicite au sujet de ces lois. D'ailleurs, bien que présentées par le Talmud de Babylone comme étant encore valables pour tous  les gentils en tant que code civil, mais néanmoins plus en tant que lois religieuses, certains sages ont davantage limité l'application des lois noahides aux gentils. Sur ce point, le midrash d'après lequel Dieu n'avertit pas les gentils de l'idolâtrie  איני מזהיר אומות העולם על עבודה זרה אלא לכם (Shémot Rabbah 15:23) rejoint le Sifri  qui évoque une abrogation pure et simple des préceptes noahides pour les non Juifs  (Sifri Dévarim 243) et suggère qu' ils ont été exemptés même des châtiments qui découlent de la violation de ces lois.  L'antiquité de ce concept est attesté par le Targoum de Routh qui contient des traditions pré-mishnaïques remontant à l'ère du second Temple : 

ואמרת הא תבת יבמתך לות עמה ולות דחלתהא תובי בתר יבמתך לעמך ולדחלתך ואמרת רות לא תקניטי בי למשבקיך למתוב מן בתריך ארום תאיבנא אנא לאיתגיירא אמרת נעמי אתפקדנא למיטר שביא ויומי טבין בדיל דלא להלכא בר מתרין אלפין אמין אמרת רות לכל מאן דאזלת אזיל אמרת נעמי אתפקד נא דלא למיבת כחדא עם עממיא אמרת רות לכל אתר דתיבותי איבת אמרת נעמי אתפקדנא למיטר שית מאה ותלת עסר פיקודיא אמרת רות מה דנטרין  עמך אנטור אהא נטרא כאילו הוו עמי מן קדמת דנא אמרת נעמי אתפקדנא דלא למפלח פלחן נוכראה אמרת רות אלהיך הוא אלהי 

« Elle dit: Regarde ta belle-soeur est retournée vers son peuple et ses dieux. Retourne à la suite de ta belle-soeur à ton peuple et à tes dieux. Mais Routh répliqua: N’insiste pas pour que je te quitte et t'abandonne car je souhaite me faire prosélyte. Et Na`ami dit: Nous sommes commandés  d’observer le Shabbath  et les fêtes et de ne pas aller au delà  de deux mille pas.  Routh répliqua: Partout où tu iras, j'irais. Na`ami dit : Nous avons été commandés de ne pas habiter avec les nations. Routh dit : En tout lieu où tu habiteras, j'habiterai. Na`ami dit : Nous avons été commandés de garder six cent treize commandements. Routh dit : Ce que ton peuple garde, je le garderai, comme s'il s'agissait de mon peuple dès le début. Na`ami dit : Nous avons été commandés de ne pas rendre un culte aux idoles. Routh dit : Ton Dieu sera mon Dieu »  (Targoum de Routh 1:15-16) 

L'idée est déjà implicitement présente dans verset 1:15 du texte hébreu. Réitérons que ceci n'a rien à avoir avec l'idée qu' il existerait deux voies  religieuses ou que tous les chemins mènent à Jérusalem mais qu' une partie des hommes rejetant la Torah, leur prescrire quoi que ce soit ne leur est d'aucune utilité puisqu'ils seront de toute manière damnés : 

אפילו שבעה מצות שקבלו בני נח, כיון שלא יכלו לעמוד בהן עמד ופרקום לישראל. אמר רבי תנחום בר חנילאי: משל לרופא שנכנס לבקר שני חולים, אחד לחיים ואחד למיתה. אמר לזה של חיים: זה תאכל וזה לא תאכל. ושאינו לחיים אמר: כל דבעי הבו ליה.

«  Les lois que les enfants de Noé ont acceptées mais qu’ils n’ont pas pu supporter,  leur ont été déchargées et données à Israël. Rabbi Tanhouma bar Hanila’i dit : On peut comparer la situation à un médecin qui vint visiter deux malades, l’un desquels est destiné à vivre et l’autre destiné à mourir. Le médecin dit : Celui qui est destiné à vivre mangera ceci mais ne mangera pas cela. Par contre,  donnez à à celui qui n’est pas destiné à vivre  tout ce qu’il veut. Il en de même des nations du monde, lesquelles ne sont pas destinées à vivre dans le monde futur.   »  (Vayiqra Rabbah 13:4)

רּ תנחום בן חנילאי אמר התיר להם את האסורים את השקצים ואת הרמשים, למה הדבר דומה לרופא שהלך לבקר שני חולין, ראה אחד מהן שהיה בסכנה, אמר לבני ביתו תנו לו לאכול כל מה שהוא מבקש, ראה את האחד שהיה  חוזר לחיים, אמר לבני ביתו כך וכך מאכל יאכל, כך וכך מאכל לא יאכל, אמרו לו לרופא מה ראית בין זה לזה [שלזה שהוא בסכנה אמרת יאכל כל מה שהוא מבקש, וזה שהוא לחיים אמרת לו כך וכך יאכל כך וכך לא יאכל], אמר להם הרופא, לזה שראיתי  שהוא למיתה, אמרתי תנו לו שהוא למיתה, [אבל זה שיש בו לחיים ישמור את עצמו], וכך הקב"ה התיר לגוים שקצים ורמשים ואת כל העבירות לפי שהן לגיהנם

«   Il vit et délia les Gentils – Rabbi Tanhoum ben Hanila’i dit : Il les a délié ce qui a été interdit ;  les abominations et ce qui se meut. A quoi la chose peut-elle être comparée ? A un médecin qui vint visiter deux malades. Il vit que l’un était en danger et dit à ceux de sa maison de lui donner tout ce qu’il demandera à manger. Il vit l’autre dont l’état s’améliorait et dit à ceux de sa maison, il mangera ceci mais ne mangera pas cela. Ils dirent alors au médecin, quelle différence as-tu vu entre les deux pour que tu dises à celui qui est en danger de manger tout ce qu’il veut et à celui dont l’état s’améliore de ne manger que telle et telle chose ? Le médecin leur dit : La raison pour laquelle j’ai dit au sujet de  celui que j’ai vu en train de mourir de lui donner [ce qu’il veut] est qu’il va mourir, mais celui qui a part à la vie doit faire attention à sa personne. De même, le Saint Béni Soit-Il a permis aux Gentils les abominations, les choses qui se meuvent et toutes les transgressions puisqu’ils iront dans la Géhenne.   » (Tanhouma Shémini 10) 

Et effectivement, d'après le Targoum, Ruth la Moabite fut sauvée en devenant juive : 

יגמול ייי ליך גמול טב בעלמא הדין על עובדייך טב ויהי אגריך שלימא לעלמא דאתי מן קדם ייי אלהא דישראל דאתת לאתגיירא ולאיתחסאה תחות טלל שכינת יקריה ובי היא זכותא תשתזבין מן דין גיהינם למהוי חולקיך עם שׂרה רבקה רחל ולאה׃

« Que l'Eternel t'accorde une bonne récompense dans ce monde pour ta bonne oeuvre et que ta récompense soit pleine dans le monde futur, devant l'Eternel le Dieu d'Israël, car tu es venue te faire prosélyte et te réfugier sous les ailes de la Présence de sa Gloire. Et par ce mérite, tu sera sauvée du jugement de la Géhenne, afin que ta part soit avec Sarah, Rébécca, Rachel et Léah »  (Targoum sur Ruth 2:12)

 La Torah le dit également : 

נשמרתם מאד לנפשתיכם כי לא ראיתם כל־תמונה ביום דבר יהוה אליכם בחרב מתוך האש׃פן־תשחתון ועשיתם לכם פסל תמונת כל־סמל תבנית זכר או נקבה׃תבנית כל־בהמה אשר בארץ תבנית כל־צפור כנף אשר תעוף בשמים׃ תבנית כל־רמש באדמה תבנית כל־דגה אשר־במים מתחת לארץ׃ ופן־תשא עיניך השמימה וראית את־השמש ואת־הירח ואת־הכוכבים כל צבא השמים ונדחת והשתחוית להם ועבדתם אשר חלק יהוה אלהיך אתם לכל העמים תחת כל־השמים׃ואתכם לקח יהוה ויוצא אתכם מכור הברזל ממצרים להיות לו לעם נחלה כיום הזה׃

« Puisque vous n'avez vu aucune figure le jour où l'Eternel vous parla du milieu du feu, à Horeb, veillez attentivement sur vos âmes, de peur que vous ne vous corrompiez et que vous ne vous fassiez une image taillée, une représentation de quelque idole, la figure d'un homme ou d'une femme, la figure d'un animal qui soit sur la terre, la figure d'un oiseau qui vole dans les cieux, la figure d'une bête qui rampe sur le sol, la figure d'un poisson qui vive dans les eaux au-dessous de la terre. Veille sur ton âme, de peur que, levant tes yeux vers le ciel, et voyant le soleil, la lune et les étoiles, toute l'armée des cieux, tu ne sois entraîné à te prosterner en leur présence et à leur rendre un culte: ce sont des choses que l'Eternel, ton Dieu, a données en partage à tous les peuples, sous le ciel tout entier. Mais vous, l'Eternel vous a pris, et vous a fait sortir de la fournaise de fer de l'Egypte, afin que vous fussiez un peuple qui lui appartînt en propre, comme vous l'êtes aujourd'hui. »  (Deut 4:15-20) 

Certes, le traité Méguilah (9b) de la Guémara babylonienne, interprétant ce verset, dit que Dieu créa le soleil et la lune pour éclairer tous les peuples  להאיר להם. Selon le traité `Avoda Zara (55a), cependant, ce verset veut dire que Dieu permet l'idolâtrie aux gentils comme expression de son mécontentement. C'est, comme nous l'avons vu dans la partie précédente, également l'explication du Rashba"m dans son commentaire dans le verset qui nous occupe.  La présence de points de vue divergents dans le Talmud ainsi que la reprise de la paraphrase du Targoum de Routh dans le traité Yévamot 48a laisse voir que même parmi les amoraïm, certains considéraient la transgression des lois noahides comme permises aux gentils. Relevons à ce propos dans l'Enclopedia Judaica :  

« Il existe des indications qui montrent que même à l'époque talmudique, il y avait des divergences d'opinion quant à savoir si les lois noahides constituaient une formulation de la Loi naturelle ou visaient simplement à gouverner le comportement des résidents non Juifs qui se vivaient sous juridiction juive [...] Le contexte entier de la discussion talmudique des lois noahides est celui de sa mise en application par les tribunaux juifs. A cette fin, non seulement le châtiment pour chaque crime est énuméré mais la procédure et les preuves sont également discutées (Sanhedrin 56a-59a). Cette présomption de juridiction des tribunaux juifs se comprend le mieux si ces lois étaient destinées à s'appliquer aux non juifs qui résident dans des endroits où règne la souveraineté juive. De même nature est la position de Rabbi Yossé selon laquelle le paramètre de l'interdit des pratiques magiques pour les enfants de Noé est le verset dans le Deutéronome (18:10) qui commence par " Qu'on ne trouve chez toi ... " »  (Encyclopedia judaica vol. 15 p. 285) 

L'on comprend que pour Rabbi Yossé, ces règles qui ne s'appliquent qu'aux gentils qui se trouvent parmi les Juifs servent uniquement, à défaut de pouvoir convertir de force ces étrangers,  à préserver l’intégrité matérielle des Israélites et à s’assurer que ceux là auxquels aucun précepte, per se, ne s’applique אינן מצויין n’exercent une mauvaise influence sur ceux qui sont astreints à l’observance des commandements de Dieu. Ce qui veut dire que lorsqu'ils ne sont pas en présence des Juifs ou quand ils se trouvent en dehors de la terre d' Israël, ces gentils sont , aux yeux de Dieu, libres d'agir comme bon leur semble. Il est à noter que la Mékhilta, commentant le verset en Exode 12:45 (« L'habitant et le mercenaire n'en mangeront point »  תושב ושכיר לא־יאכל־בו ) affirme : 

תושב זה גר תושב ושכיר זה גוי

                  « Le résident (toshav)- C'est le guer toshav. Le mercenaire (sakhir) - c'est le gentil »                 (Mékhilta Massekhta de-Pisha) 

Ceci suppose l'existence de deux catégories de non Israélites en terre sainte, à savoir, le gentil (infidèle) de passage, qui doit respecter un minimum d'humanité et civilité et, d'autre part, le prosélyte partiel. 

Malgré toutes ces divergences entre les tanaïm et les amoraïm, une chose est sûre : L' idée que la religion noahide a été abrogée et remplacée par la Torah telle qu'elle s'applique aux juifs est un enseignement de la Loi orale קבלה, que tous reconnaissaient unanimement et que personne (jusqu'à récemment) n'a osé remettre en question. Quant aux propos de Maïmonide, ce qu’il a bien voulu signifier parmi les différentes explications contradictoires qui en sont données si tant est qu' il y ait parmi elles une interprétation exacte  n’a pour nous que peu d’importance dès lors qu' il s'agit, comme nous l'avons montré, d'un hidoush.  Le noahisme, que l'on peut légitimement considérer comme la plus jeune religion monothéiste, est, sommes toutes, récente d'autant plus que cette théologie n'a été qu' une théorie légale, qui plus est disputée, jusqu'à la fondation  des premières communautés noahides vers la fin du 20e principalement par la branche Habad Loubavitch.  Interpréter le NT ou la doctrine des nazaréens de l'antiquité à la lumière de cette théologie tardive  est donc anachronique.  

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