dimanche 6 novembre 2016

L' origine sémitique de l' Evangile de Matthieu

     Considéré dans la tradition chrétienne comme le premier Evangile, l' Evangile selon Matthieu fut , selon les pères de l' Eglise , originellement écrit en hébreu ou en araméen avant d’ être traduit en grec . Papias , qui écrivit vers l' an 130, est le premier à le noter:
"Matthieu réunit les sentences (de Jésus) en langue hébraïque et chacun les traduisit comme il put " ( Histoires Ecclésiastiques III:39:16 ) 
Irénée de Lyon , autour de 180 , et Origène , au IIIè siècle , l' attestent également :
" Matthieu publia-t-il chez les Hébreux, dans leur propre langue, une forme écrite d' Evangile, à l'époque où Pierre et Paul évangélisaient Rome et y fondaient l' Eglise. Après la mort de ces derniers, Marc, le disciple et l'interprète de Pierre, nous transmit lui aussi par écrit ce que prêchait Pierre. De son côté, Luc, le compagnon de Paul, consigna en un livre l'Évangile que prêchait celui-ci. Puis Jean, le disciple du Seigneur, celui-là même qui avait reposé sur sa poitrine, publia lui aussi l'Évangile, tandis qu'il séjournait à Éphèse, en Asie. " ( Irénée , contre les hérésies , III:1:1 ) 
" J'ai appris comme étant de la tradition, en ce qui concerne les quatre Évangiles qui sont les seuls incontestés dans l'Église de Dieu qui est sous le ciel, que le premier écrit est celui selon Matthieu, publicain d'abord, puis apôtre de Jésus-Christ ; il fut destiné aux croyants de la circoncision , et fut composé en langue hébraïque. Le second est celui selon Marc, qui l'a fait selon les indications de Pierre; celui-ci du reste atteste dans l'épître catholique, qu'il est son fils et il parle en ces termes : l'Église élue qui est à Babylone et Marc « mon fils vous salue ». Le troisième est celui selon Luc, l'Évangile loué par Paul et composé pour les gentils. Après tous vient celui selon Jean. " ( Origène , cité par Eusèbe , Histoires Ecclésiastiques VI:25 )
Mentionnons aussi les témoignages de Jean Chrysostome , Jérôme et Epiphane , trois personnages qui vécurent au IVè siècle :
" Pour saint Matthieu, on dit qu’il écrivit à la prière des Juifs qui s’étaient convertis à la foi; ceux-ci le conjurèrent de leur laisser par écrit les préceptes qu’il leur avait donnés de vive voix, il se rendit à leurs prières, et écrivit en hébreu son évangile. Saint Marc écrivit aussi le sien en Égypte pour satisfaire aux vœux de ses disciples. Écrivant pour les Juifs, saint Matthieu ne s’est mis en peine que de faire voir que Jésus-Christ descendait de la race d’Abraham et de David. Mais saint Luc, qui s’adresse généralement à tous les hommes, passe plus avant, et fait remonter cette génération jusqu’à Adam. Saint Matthieu commence d’abord son évangile par la généalogie de Jésus-Christ; parce que rien ne pouvait être plus agréable aux Juifs que de leur dire que Jésus-Christ descendait d’Abraham et de David : mais saint Luc rapporte d’abord plusieurs autres choses et descend ensuite à la généalogie de Jésus-Christ. " ( Jean Chrysostome , Homélies 1 sur Matthieu )
" Ils (les Nazaréens) ont l'évangile de Matthieu dans son entièreté en hébreu. Car il est clair qu'ils le préservent, dans l'alphabet hébreu, tel qu'il fût originellement écrit … Matthieu lui-même écrivit et publia l’évangile dans l’alphabet hébreu …" ( Epiphane , panarion XXIX: 51 :5 :3 )
" Matthieu, nommé aussi Lévi, le publicain devenu apôtre, composa le premier en Judée, pour ceux de la circoncision, l’Évangile du Christ, et le rédigea en caractères et langage hébraïques. Quelle personne le traduisit plus tard en grec ? C’est ce que l’on ne sait pas au juste. L’Évangile hébreu se trouve aujourd’hui encore à la bibliothèque de Césarée, que le martyr Pamphilus avait formé avec le soin le plus grand. Les Nazaréens de Beroea, ville de syrie, se servent du texte hébreu, et j’ai eu par eux la facilité de le transcrire. Il faut remarquer que partout où l'évangéliste, soit en son nom propre soit en celui du Seigneur Jésus, invoque le témoignage de l'Ancien Testament, il recourt, non point à la version des Septante, mais à l'hébreu, comme dans ces deux endroits: J'ai appelé de l'Egypte mon fils ( Matthieu II:15), et encore: Il sera nommé Nazaréen ( Matthieu II:23 ) " ( Jérôme, livre des hommes illustres chapitre III )
Selon l' Encyclopédie Juive , " la même désignation ( hébreu ) est fréquemment utilisée par les auteurs hellénistiques pour désigner l' Araméen parlé par les hébreux " . L' on retrouve d' ailleurs dans l' évangile de Jean des exemples de termes araméens qui sont désignés comme étant de l' hébreu ( Jean V:2 , V:19 et XIII:20 ) . En outre , " Josèphe considère l' araméen tellement identique à l' hébreu à tel point point qu' il cite des mots araméens comme de l' hébreu (Antiquités iii. 10 , § 6) " ( Encyclopédie juive ). Il est de ce fait probable que l' hébreu dont il est question dans les extraits que nous venons de citer soit en réalité de l' araméen judaïque ou bien , comme il s' avère être le cas , d' un mélange d' hébreu et d' araméen comme on le retrouve bien souvent dans les sources juives anciennes . Jérôme , qui précise que l' original de Matthieu a été écrit en " langue syriaque et chaldéenne " c' est à dire en araméen ( Contre les Pélagiens III:2 ) , montre aussi que certains passages furent rédigés en hébreu comme le suggère sa lettre à Damase : " Matthieu , qui écrivit son évangile en langue hébraïque , l' a ainsi mis : Osianna barrama , ce qui veut dire : Osanna dans les hauteurs " ( Lettre à Damase XX:5 ) ; " Osianna " n' étant rien d' autre que la transcription phonétique de l' Hébreu הושיעה נא Hoshi'ah na de Psaumes 118:25 . 

       Malgré les témoignages unanimes des écrits patristiques , les chercheurs contemporains s' accordent cependant à dire que l' Evangile selon Matthieu serait l'oeuvre, non pas de Matthieu, mais d' un auteur anonyme qui l' aurait rédigé assez tardivement, autour de 80 de l' ère chrétienne, en grec à partir de l'Evangile de Marc et de l' hypothétique source Q. Les arguments avancés pour soutenir cette hypothèse se résument comme suit : Matthieu contredit parfois Luc mais s' accorde avec Marc ; Luc , lorsqu' il contredit Matthieu , rejoint Marc ; Matthieu et Luc ne se rejoignent que très rarement contre des versets de Marc , les biblistes en ont donc conclus que l' Evangile synoptique de Marc est la source des deux autres . Les évangiles de Matthieu et de Luc contiennent néanmoins des éléments en commun que l'on ne retrouve pas chez Marc. Ceci a amené les chercheurs à supposer l' existence d' une deuxième source que Matthieu et Luc auraient reprise : Le document Q ( l' initiale de Qelle qui signifie source en Allemand ). Mais puisque l' évangile de Marc , la source de Matthieu , a été , arguent-ils , composé en grec , il n'a donc pas pu exister d' original hébreu ou araméen de l' Evangile de Matthieu . Pour nous , la théorie augustinienne est plus probable en ce qu' elle ne nécessite pas que l' on suppose l' existence d' une hypothétique source Q, sur laquelle les auteurs antiques ne disent rien et dont on ignore si elle a réellement existé , et qu'elle bénéficie du témoignage des traditions les plus anciennes desquelles les partisans de l' hypothèse d' un original grec font bien souvent fi  : Parmi les trois Evangiles synoptiques, l' Evangile de Matthieu, écrit en hébreu ou en araméen, vint en premier; fut ensuite rédigé l'Evangile de Marc qui traduit l' araméen de Pierre, sans doute à partir d' une source écrite et de traditions orales ; vint en dernier l' Evangile de Luc qui s' inspire , probablement , de Marc et du Matthieu sémitique ( Luc 1:1-3 ). Ceci explique aussi bien les ressemblances avec Marc de Matthieu et de Luc que les correspondances entre Matthieu et Luc que l' on ne retrouve pas chez Marc . L' auteur du texte grec de l' Evangile Matthieu , qui rédigea son texte après la publication de l' Evangile de Marc, fut largement influencé par le style et le vocabulaire du récit marcien et s' en est certainement basé dans son travail de traduction . Rappelons que le grec des Evangiles foisonnent de sémitismes qui donnent à comprendre qu' ils traduisent , d'une manière assez littérale , des sources hébraïques ou araméennes plus anciennes . 

        Avant d' aller plus loin , il serait judicieux d' aborder le sujet du milieu linguistique du berceau de la tradition évangélique . Il est un fait historiquement établi que l' araméen , et non le grec, fut la langue vernaculaire des juifs du pays d' Israël pendant toute la période du deuxième Temple. Les livres bibliques d' Ezra et de Daniel sont en effet partiellement rédigés dans cette langue . De plus , " les formes légales de divers documents publiques, tels que les contrats de mariage , les actes de divorce etc ... étaient rédigés en araméen. Les messages officiels de Jérusalem vers les provinces étaient exprimées dans la même langue . La liste des jours de jeûne ( Mégillat Ta'anith), publiée avant la destruction du Temple , fut rédigée en araméen " (Encyclopédie juive). Le livre d' Enoch, ouvrage essénien daté du IIè siècle avant l' ère chrétienne, fut également écrit en araméen comme l'attestent les fragments de l' original retrouvés parmi les manuscrits de la mer morte. D'autres écrits excavés à Qumran , tel que l' Apocryphe de la Genèse ou le Testament de Lévi, qui sont antérieurs à l' ère chrétienne, furent également écrits en araméen . Flavius Josèphe , au 1er siècle , raconte dans l' introduction à la Guerre des Juifs qu' il écrivit tout d' abord son ouvrage dans sa langue maternelle avant de le traduire en grec . " Qu' il voulait parler de l' araméen est évident compte tenu des raisons qu' il nomme , à savoir, qu' il désirait rendre ce premier essai intelligible aux Parthes , aux Babyloniens , aux Arabes, aux Juifs vivant au-delà de l' Euphrate et aux habitants de l' Adiabène ", qui, il faut le préciser, s' exprimaient en araméen ( Encyclopédie juive ). Les Actes des Apôtres racontent qu' après que Judas est tombé mort dans un champ qu' il s' est acheté avec le salaire de son crime , “ la chose a été si connue de tous les habitants de Jérusalem que ce champ a été appelé dans leur langue Hakeldama, c'est-à-dire, champ du sang " ( Actes 1,19 ). L' expression " Haqel Dama " , חקל דמא , étant araméenne , il est attesté une fois de plus que l' araméen était la langue vernaculaire parlée en Israël au premier siècle. Le grec, il est vrai , fut aussi utilisé . Cependant , il n' était parlé que par la frange aristocratique, hellénisée et il va sans dire minoritaire, de la population judéenne. D'ailleurs, même un judéen aristocrate comme Flavius Josèphe admettait qu' il avait parfois des difficultés à parler couramment le grec : " Je me suis efforcé de posséder les lettres grecques après avoir appris la grammaire grecque " dit-il , en ajoutant que " bien que notre éducation nationale m'ait empêché d'acquérir une prononciation correcte: chez nous, en effet, on n'honore nullement ceux qui ont appris beaucoup de langues étrangères .... Alors que beaucoup s'efforcent de s'exercer à cela, deux ou trois à peine y réussissent et recueillent aussitôt le fruit de leur labeur " ( Antiquités XX:12 ). D'après Flavius Josèphe, la masse du peuple n'entendait pas le grec si bien que Titus, lorsqu' il dut s'adresser aux habitants de Jérusalem, fut obligé de faire appel à un interprète afin que celui-ci traduise le message " en hébreu " (Guerre des Juifs VI:2:1 et 5). Il est communément admis que les Juifs adoptèrent l’ araméen après la déportation à Babylone bien que l’ hébreu proprement dit ait continué à être utilisé dans les milieux religieux et conservateurs comme en témoignent les manuscrits de Qumran ( IIIème avant notre ère - Ier siècle ) , qui recèlent la littérature essénienne ,  et la Michnah ( vers 200 de l' ère commune ) , qui codifie la tradition orale des pharisiens . 

       L' Evangile sémitique de Matthieu fut également connu sous l'appellation d' Evangile des Hébreux. Ce nom découle fort probablement du fait que parmi les quatre Evangiles retenus dans le canon des textes fondateurs du christianisme , seul l' Evangile de Matthieu fut écrit à l' adresse des Hébreux , c' est à dire des croyants juifs d' expression araméenne ( Actes VI:1 ) . Ce fait est étayé par le constat que l' Evangile de Matthieu n' explique jamais les coutumes juives à ses lecteurs . Il aurait existé , vers la fin de l' Antiquité , différentes versions de l' Evangile sémitique : L' Evangile des Ebionites , connu par Epiphane qui estime qu' il s' agit d' un texte mutilé et falsifié ( Panarion XXX:13:4-6, 13:6, 14:3, 16:4-5, 22:4 ) , et l' Evangile des Nazaréens qui ne fut lui aussi pas entièrement similaire à la version grecque de Matthieu comme le montrent les citations faites par Jérôme . Compte tenu des citations fournies par les Pères de l' Eglise , il s' avère que les textes de ces Evangiles furent plus longs que le Matthieu canonique . D' autre part , l' existence d' un Evangile des Hébreux comportant 300 "stichoi" , lignes d’ environ 15 syllabes , de moins que l' Evangile de Matthieu dans sa version grecque est aussi attesté par Nicéphore dans son Stichomètre. Nous sommes fondés à penser que le Matthieu grec, en aucun cas exempt d' erreurs ou de remaniements théologiques , se base sur cette version courte .

       Il est souvent affirmé qu' aucune copie de l' original sémitique n' a été trouvé . Bien que cette déclaration soit en partie vraie , elle ne semble pas entièrement exacte . En effet , il s' avère que les plus anciens manuscrits connus de l' Evangile de Matthieu , les textes vieux syriaques , représentés par le Syrs ( Syriaque sinaïtique ) et le Syrc ( Syriaque curétonien ) , et dans une moindre mesure la Peshitta qui constitue la révision d' un texte de type vieux syriaque , aient conservé en partie l' original . Plusieurs évidences permettent de s' en persuader :

       - Les citations bibliques : A la différence notable du  texte grec qui , lorsqu' il cite le TaNaKH , reprend souvent la LXX , les textes vieux syriaques suivent généralement l' Hébreu sauf en quelques endroits ( Matthieu II:6 , XI:10 et XII:18 ) où , à l' instar du Matthieu grec , les citations bibliques ne correspondent à aucune version connue . Il est probable qu' il s' agisse dans ces cas là de paraphrases que Matthieu , dans l' original , a lui-même fait . Dans certains passages , la Péshitta de Matthieu reflète le Matthieu grec en citant le TaNaKH selon la LXX , mais apparaît en d' autres endroits , tel que Matthieu XXII:37 , comme une fusion entre l' hébreu repris par la version vielle syriaque et la LXX cité dans le texte grec. Jérôme , dans un passage où il décrit le Matthieu sémitique , nous informe que " partout où l'évangéliste, soit en son nom propre soit en celui du Seigneur Jésus, invoque le témoignage de l'Ancien Testament, il recourt, non point à la version des Septante, mais à l' Hébreu" ( Livre des Hommes illustres , ch. III )

       - Différences avec le Matthieu grec : Le texte de l' Evangile de Matthieu selon les manuscrits vieux syriaques diffère en de nombreux endroits de la version grecque . Ceci suggère que soit la version syriaque de l' Evangile de Matthieu est une traduction assez libre du grec , soit elle reprend un texte différent et plus authentique que la version canonique. La deuxième proposition est plus vraisemblable . En effet , il arrive parfois que les textes vieux syriaques rejoignent l' Evangile des Hébreux là où ils différent de la version grecque de l' Evangile de Matthieu . Plusieurs exemples le démontrent . En voici quelques uns que nous avons relevé :

-          Selon les notes marginales de certains manuscrits grecs anciens , le " Ioudaikon " , l' Evangile juif , contenait en Matthieu XV:5 l' expression קורבן ( Qorban ) comme c'est le cas dans le texte Syrs.

-          Comme cet Evangile juif , le Syrs et le Syrc et la Peshitta disent מודא אנא לך ( mode (a)na lakh ) ( Je te remercie ) en Matthieu XI:25 .

-          En Matthieu XVI:2-3 , le Syrs et le Syrc ne contiennent pas la partie allant de " quand le soir fut venu " jusqu' à " signe des saisons " à l' instar de l' Evangile juif que l' on connait par les notes marginales susmentionnées .

-          Le chapitre premier du texte Syrs de l' Evangile de Matthieu , aux versets 16 , 21 et 25, révèle les traces d' une version incompatible avec le récit de la naissance virginale qui , d' après Jean Chrysostome , était absent , voir même contredit , dans l'original adressé aux juifs ( cf. Homélies III de Chrysostome ) . Précisons que les Nazaréens , qui lisaient l' Evangile de Matthieu dans sa version sémitique , croyaient que Yéshoua naquit de parents humains .

-          Jérôme, dans son commentaire sur Matthieu II:5 , affirme que ce verset , tel qu' il apparaît dans le grec , comporte une erreur scribale car , dit-il , " l' Evangéliste , dans sa première édition , écrivit , comme on peut le lire dans l' original Hébreu , Juda et non Judée " . Pareillement , le Syrs et le Syrc et la Peshitta disent יהודא Yehouda , Juda , en Matthieu II:5 et utilisent de ce terme partout où la version grecque contient Judée dans le deuxième chapitre . Il est à noter que la distinction entre Judée et Juda ne peut être faite qu' en araméen et non en hébreu . En hébreu en effet , les deux termes sont exprimés par un seul vocable יהודה Yehoudah , tandis qu' en araméen , Judée et Juda se disent respectivement יהוד Yehoud et יהודא Yehouda .

-          En Matthieu III:16-17 du texte Syrc, la voix céleste s' adresse directement à Yéshoua comme dans l' Evangile des Hébreux ( Panarion XXX:18:7-8 ). La version Syrs de ce passage correspond même presque mot pour mot à la citation de l' Evangile des Ebionites par Epiphane :
" Comme il remontait de l'eau, les cieux s'ouvrirent et il vit l' Esprit Saint sous la forme d'une colombe qui descendait et entrait en lui. Une voix venant du ciel dit : Tu es mon Fils bien-aimé, en toi j'ai mis mon affection " ( Epiphane, Panarion XXX 13:7-8 )
Le texte Syrs dit:
" Comme il s'est fait immergé et remontait de l'eau, les cieux s'ouvrirent et il vit l' Esprit d' Elaha descendre dans la forme d'une colombe et se reposer sur lui. Et une voix se faisait entendre du ciel qui lui dit: Tu es mon fils et mon bien aimé, en toi j'ai trouvé plaisir ” (וכד עמד וסלק מן מיא והא אתפתחו שמיא וחזא רוחא דאלהא דנחתת בדמותא דיונא וקוית עלוהי וקלא אשתמע מן שמיא דאמר לה אנת הו ברי וחביבי דבך אצטבית )
L’ esprit qui descend " dans la forme d’une colombe " correspond au Syrs qui a  בדמותא  דיונא  ( bidmouta déyona ). Le texte Syrc qui dit " comme une colombe " ( איך יונא eyk yona ) reflète la version grecque .

        - Le dialecte : Le dialecte dans lequel est composé le texte des manuscrits vieux syriaques reflète parfois l' araméen judaïque , comme l' atteste l' usage du mot טורא ( Toura ) pour désigner les champs en Matthieu III:4 et XXIV:40 ( Syrc et Syrs ). En araméen judaïque , ce terme peut désigner à la fois la montagne ou les champs tandis que dans les autres dialectes , il signifie exclusivement "montagne " et les champs sont désignés par les termes חקלא ( Haqla ), קריתא ( qrita ) ou ברא ( bara ). Comme dans la littérature rabbinique, la Torah est désignée par le terme אוריתא ( Orayta ) (Matthieu XI:13 Syrc et Peshitta ; XII:25 Syrc et Peshitta ; XXII:36 Syrc et Syrs ; XXII:40 Syrc et Syrs et Peshitta ; XXIII:23 Syrc et Syrs). Alors que l' Evangile grec de Matthieu parle de κράσπεδα kraspeda (bordures) et de φυλακτήρια phylakétria ( amulettes ) en Matthieu XXIII:5 , les versions Araméennes , qui disent et תכלתא tékhlata et תפלין téfilin ( Peshitta ) , ou mieux ערקא דתפלין 'arqa detfilin  ( boitiers des téfilin ) (Syrc et Syrs) ; sont plus spécifiques. Dans le judaïsme, Téfilin désigne traditionnellement les deux petits boitiers cubiques attachés par des lanières de cuir au bras et à la tête des hommes lors de la prière . En ce qui concerne le mot tékhlata , il exprime , dans l' Araméen du Talmud , les franges portées aux quatre coins des châles de prière ( Bava Bathra 75a et Bérakhot 18a ). Selon le texte Syrc , c' est en touchant la tékhlata de Yéshoua que beaucoup de malades furent guéris ( Matthieu XIV:36 ).

        - Jeux de mots : De nombreux jeux de mots perdus dans la traduction grecque de l' Evangile de Matthieu se retrouvent dans les versions araméennes de celui-ci . L' on pourrait citer à titre d' exemple le fait que le texte Grec de Matthieu XI:17 , retraduit en araméen , s' exprime par un jeu de mot : רקדתון ( raqadtoun ) ( dansé ) et ארקדתון ( arqadtoun ) ( lamenté  ) . Les versions araméennes de ce verset , où les mots riment parfaitement ,  appuient cette lecture : זמרן לכון ולא רקדתון ואלין לכון ולא ארקדתון ( zamrân lekhôn wela raqadtoun , wealyan lekhôn wela arqadtoun ) ( Peshitta , Syrc et Syrs ). De même , Matthieu XIII:32 , où il est parlé de " la plus petite de toutes les semences ", présente un jeu de mot dans la Peshitta et le texte Syrs : והי זעוריא הי מן כלהון זרעונא ( wehi z`orya hi mîn koulhôn zar`oné ) , ou bien selon la version Syrc , qui reflète mieux le dialecte galiléen de l' araméen et où le jeu de mot entre " petite " ( z`orya ) et " semence " ( zara` ) est plus explicite : הי זעוריא הי מן כלהון זרע ( hi z`orya hi mîn koulhôn zara` ). En Matthieu VIII:2-3 , le texte Syrc contient un jeu de mot entre גברא (gabra) (Homme) et גרבא (garba) (lèpre) : גברא חד גרבא (gabra ‘had garba) ( un homme lépreux ). Notons que le manuscrit Syrs , du fait de son état lacunaire , ne contient pas ce verset et la Peshitta suit le Grec qui dit simplement " un lépreux " . Voir aussi : מטל דדמא אנון דדמא [ mitol dédama inoun dédama ] , " Car ils sont le prix ( dama ) du sang ( dama ) " ( Matthieu XXVII:6 Syrs )

          -     Les textes syriaques et les variations synoptiques : Que les versions syriaques reflètent en certains endroits l' original est de nouveau confirmé par certains passages qu' elles contiennent et qui expliquent parfois les divergences entre les trois premiers Evangiles . Ce qui porte à croire qu' elles reprennent l' une des sources synoptiques   :

-        Matthieu X:4 mentionne " Simon le Cananéen " ( Σίμων Καναναος , Simon ho Kananaios ) parmi les disciples de Yéshoua . Dans le récit de Luc , il s' agit de "Simon appelé le Zélote" ( Σίμωνα τν καλούμενον Ζηλωτν , Simon ton kaloumenon zeloten ) ( Luc 6:15 ) . La Peshitta et le texte Syrs de Matthieu , disent conformément à Luc , que Simon était Zélote, קנניא ( qnanaya ) que le traducteur grec semble avoir confondu avec le terme כנעניא ( kna`anaya ) (cananéen). Epiphane, dans une citation de l' Evangile des Hébreux, révèle que l' original disait que Simon était Zélote ( Panarion XXX:13:3 ) .

-         A la différence de Matthieu XI:8 qui évoque les " maisons des rois " ( οκοις τν βασιλέων , oïkos ton basileon ) comme les lieux où se trouvent ceux qui sont magnifiquement vêtus , le parallèle lucanien affirme qu' ils se trouvent " parmi les rois " ( ν τος βασιλείοις , en tois basileos ). La Peshitta et les textes Syrc et Syrs disent בית מלכא ( beit malka ) ; ce qui peut être compris dans les deux sens selon la manière dont on traduit l' araméen בית ( beit ).

-        Luc nous dit que la sagesse est justifiée par ses enfants (Luc VII:35). En Matthieu , ce sont ses oeuvres et non ses enfants qui justifient la sagesse (Matthieu XI:19). Le mot בניה , qui peut être lu bineh (ses oeuvres) ou bneh (ses enfants) , figure dans les versions Syrc et Syrs de Matthieu XI:19 .  

-        Alors que la version grecque de Matthieu XII:50 dit "mon frère" , les parallèles lucanien ( Luc VIII:21 ) et marcien ( Marc III:33-35 ) disent "mes frères" . En Matthieu XII:50 , la Peshitta et les textes Syrc et Syrs contiennent le terme אחי qui peut se lire a’hay (mes frères) ou a’hi ( mon frère )

-       Matthieu dit des "pharisiens hypocrites" qu' ils sont " fils de ceux qui ont tué les prophètes " (Matthieu XXIII:31). Par contre , nous lisons ceci en Luc : " Vous témoignez que vous consentez aux actions de vos pères ; car ils les ont tués, et vous bâtissez " ( Luc XI:48 ) . Dans Peshitta et le manuscrit Syrs , le texte Syrc étant lacunaire à cet endroit , on retrouve בניא אנתון , qui peut vouloir dire " vous êtes fils " ou " vous êtes bâtisseurs " selon qu'on lise bnaya antoun ou banaya antoun. Il est à noter que le terme " sépulcres " ou " tombes " , que les traductions francophones ajoutent à Luc 11:48 , n'est pas attesté dans le texte grec.

         Notre constat est appuyé par les remarques de Jacob Barsalibi , un auteur syriaque du XIIè siècle , selon lequel " on trouvait occasionnellement  un codex syriaque fait à partir de l' hébreu , qui insère les noms des trois Rois " , c'est à dire d' Achaz , Joas et Amatsia , " dans la généalogie , mais où il est ensuite parlé de 14 générations au lieu de 17 " (  Barsalibi cité par Assemani ; Bibliotheca Orientalis , vol. II, p. 160 ). Cette description correspond au texte Syrc , où l' on peut lire  : 
 " Yehoram engendra Achazia, Achazia engendra Yoash, Yoash engendra Amotsia ... Toutes les générations depuis Abraham jusqu’à David sont quatorze générations, et de David jusqu’à l’exil à Babylone, quatorze générations " (יהורם אולד לאחזיא אחזיא אולד ליואש יואש אולד לאמוציא ... כלהין הכיל שרבתא מן אברהם ועדמא לדויד, הוין שרבתא ארבעסרא ומן דויד עדמא לגלותא דבבל שרבתא ארבעסרא ) ( Matthieu I,8 et 17 Syrc)
Que le manuscrit Syrs contienne un texte très ressemblant indique sa parenté textuelle avec la version Syrc et sa proximité avec l' original . 

        L' on remarque en outre que le texte Syrs révèle d' étonnantes similitudes avec les versions de Matthieu en hébreu citées par les polémistes juifs du Moyen-âge et qui sont elles aussi très proches , sinon identiques , à l’ Evangile primitif . L' on pourrait citer à titre exemple le fait que la version Syrs qui , comme l' Evangile des Hébreux , dit בדמותא דיונא ( Bidmouta deyona ) ( dans la forme d' une colombe ) en Matthieu III:17 , rejoint à cet égard la version du Ms. Or. Rome # 53 et du Séfer Nitsa’hon Yashan ( XIIIè siècle ) où l’on rencontre l’ équivalent hébreu de cette expression : 
 "Et il vit l' Esprit descendre du ciel dans la forme d' une colombe ( Bidmout yonah ) et venir sur lui . Et voici , du ciel , il y eut une voix , et dit : Voici mon Fils , mon élu " (  וירא רוח ירדת מן השמים בדמות יונה ובאה עליו והנה מן השמים קל ויאמר : זה בני בחיר ) ( Matthieu III:13-17 , Nitsa’hon Yashan
" Et il vit l' Esprit de la voix céleste ( Bat qol ) descendre du ciel et venir sur lui , et s' exprima dans la forme d' une colombe ( Bidmout Yonah ) venue du ciel et dit : Voici mon Fils premier-né , mon élu " ( וירא רוח בת קול ירדת ובאה עליו ועגה בדמות יונה מן השמים אומר : זה בני בכורי בחרי ) ( Ms. Or. Rome # 53 )
Le texte du Ms. Or. Rome # 53 rappelle l' Evangile des Nazaréens qui , dans ce qui semble être l' amplification ou la version longue d' un texte semblable , affirme que l' Esprit , lorsqu' il vint en Yéshoua , s' adressa à lui en ces termes  : 
" Mon Fils, parmi tous les prophètes, j'attendais que tu viennes pour demeurer en toi. Car tu es ma demeure, tu es mon Fils premier-né qui règne pour l'éternité "  ( Evangile des Nazaréens cité par Jérôme , commentaire sur Isaïe IV )
Le Nitsa’hon Yashan comme le Ms. Or. Rome # 53 ont aussi en commun avec l' Evangile sémitique le fait que dans leur version de Matthieu III:13-17 , ils passent directement du verset 13 au verset 17 sans y intercaler l'opposition de Yo'hanan ( Jean ) à baptiser Yéshoua ( cf.  Evangile des Hébreux , cité par Epiphane ; Panarion XXX:13:7-8 )

Comme nous l' avons signalé plus haut , certains passages du premier chapitre du texte Syrs contredisent le récit de la naissance virginale . Il en va de même pour les versions de Matthieu citées dans le Sefer Nestor hakomer ( Xè siècle ) et le Séfer Nitsa’hon Yashan qui font de Yéshoua le fils biologique de Joseph : 
 " Yossef ( engendra) Yeshou . Et Yossef épousa Myriam et engendra d’elle Yeshou " ( ויוסף ישו ויוסף נשא את מרים והוליד ממנה ישו ) ( Nestor )
Yossef prit sa femme et ne l’a pas connu jusqu’ au moment où naquit son ( masculin ) fils premier-né qui est appelé Yéshoua' " ( יוסף לקח בעולה שלו ולא ידע אותה עד את נולד בן שלו ראשון ילוד אשר נקרא ישו  ) ( Nitsa’hon Yashan )
De même que les versions vieilles syriaques , la Peshitta et l' Evangile juif ( ioudaikon ) , le texte de Matthieu XI:7 selon le Nitsa’hon Yashan dit מודה אני לפניך , modeh ani léfanékha , ( Je te remercie ).  Par ailleurs , comme le texte anté-nicéen cité par Eusèbe ( IVè siècle ) ( Histoires Ecclésiastiques III:5:2 et Louange de l'empereur Constantin XVI ) , Matthieu XVIII:19 tel qu' on le retrouve dans le Nitsa’hon Yashan ne contient pas la formule baptismale trinitaire:
  " Allez et enseignez à toutes les nations tout ce que je vous ai prescrit , et voici , je suis avec vous jusqu' à la fin du monde " (לכו אתם ולמדו את כל הגוים את כל אשר צוויתי אליכם והנני עמכם עד קץ העולם ) ( Matthieu XXVIII:19 , Nitsa’hon Yashan , Edition de Mordechai Breuer )
Selon Shlomo Pines , un ancien texte  " judéo-chrétien "  incorporé dans le " Tahbit Dald'il " de l'auteur mûtazilite Abd Al Jabbar ( Xesiècle )  considère la formule baptismale de Matthieu 28:19 comme " faussement attribué à Jésus " ( The Jewish Christians of Early Centuries of Christianity According to a New Source , p. 7 ). Ceci atteste non seulement de l' ancienneté mais aussi de la provenance nazaréenne du type de texte de l' Evangile de Matthieu cité par le Séfer Nitsa’hon Yashan .

Evoquons également le fait que les versions du Nitsa'hon Yashan et  du Ms. Or. Rome # 53  présentent des textes nettement plus primitifs en ce qu' ils sont dépourvus des remaniements théologiques que l' on retrouve dans la traduction grecque de la narration matthéenne . C' est le cas notamment de Matthieu III:13-17 ; VIII:1-4 ; VIII:20 ; IX:2-7 ; et XI: 25-27 que nous allons voir plus en détail dans le commentaire sur le premier Evangile que l' on se proposera de faire prochainement .

George Howard , dans son ouvrage intitulé " The Gospel of Matthew according to an primitive Hebrew text " a mis en évidence la parenté textuelle entre les différentes versions de Matthieu citées dans les ouvrages polémiques juifs médiévaux ( p. 161-176 ). Ses recherches ont démontré l' existence d' un texte de base , remontant à l'Antiquité , qui fut graduellement révisé . Les diverses versions hébraïques de l'Evangile de Matthieu seraient selon lui des formes altérées de ce texte primitif . Les versions de Shem-tov , Dutillet et Münster, qui, notons-le , n' ont plus conservé grand chose des signes distinctifs de l'original évoqués dans les écrits patristiques , sont , d' après Howard , des textes médiévaux et les moins authentiques bien qu' elles contiennent aussi des éléments en commun avec les versions antérieures qu' elles ont reprises et modifiées . Quoique les versions hébraïques de l’ Evangile de Matthieu ont sans doute conservé les parties en hébreu de l' original , il semble aussi qu' elles aient traduit dans cette langue les parties araméennes. La plus ancienne citation de Matthieu 5,17 dans la littérature rabbinique est en effet en judéo-araméen ; on la retrouve dans la Guémara qui relate que Rabban Gamliel de Yavné ( IIè siècle ) , citant l' Evangile , dit : 
 " Je ne suis pas venu pour retrancher à l' Orayta ( Torah ) de Moshéh et je ne suis pas venu pour ajouter à l' Orayta ( Torah ) de Moshéh " ( אנא לא למיפחת מן אורייתא דמשה אתיתי ולא לאוספי על אורייתא דמשה אתיתי  ) ( Talmud Chabbath 116a )
La mention de Moïse ( Nestor et Nitsa’hon Yashan ) comme l' usage des termes להחסיר , léha'hassir ( Nestor ) , et לחסור , la'hassor , ( Nitsa'hon Yashan ), qui correspondent à l' araméen למיפחת , lémip'hath , témoignent , selon Howard , de la " continuité entre les traditions araméenne et hébraïque " ( George Howard , The Hebrew Gospel of Matthew , p. 67 )

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