jeudi 26 avril 2018

Les judéo-nazaréens selon les sources historiques


Le livre des Actes des Apôtres, rédigé vers la fin du premier  siècle, atteste que peu après la crucifixion de Jésus, « des milliers de  Juifs ont cru, et tous sont zélés pour la loi » (Actes XXI,20). Les sources  historiques révèlent que l’observance de la Torah ne fut pas le seul point  de divergence entre la chrétienté, en rupture avec ses racines juives, et  ces individus appelés dans le parler courant « judéo-chrétiens » qui, bien qu’ils  crurent en Jésus, ne professaient pourtant pas nombre de croyances  chrétiennes traditionnelles et qu’il serait, par conséquent, erroné de  rattacher au christianisme. Notre propos sera d’analyser les divers témoignages afin d’en dégager une image claire des croyances et des  particularités des disciples juifs de Jésus.  Il est à propos de noter, avant de poursuivre, qu'à part quelques écrits, nous n’avons aucun témoignage direct sur ces juifs croyant en Jésus; mais seulement des descriptions et des attestations d’individus extérieurs à leur groupe. Le caractère parfois polémique de ces témoignages nous oblige à les évaluer avec précaution.    

Irénée

Au IIè siècle, Irénée attesta : « Ceux qui sont appelés Ebionites reconnaissent que le monde a été fait par  Dieu, mais leurs opinions concernant le Seigneur ne sont pas similaires à  celles des Cérinthiens et des Carpocrates. Ils utilisent l’Evangile de  Matthieu seulement et ils rejettent l’Apôtre Paul, en disant qu’il était un Apostat vis-à-vis de la loi. En ce qui concerne les écrits prophétiques,  ils tentent de les expliquer soigneusement. Ils pratiquent la circoncision, et persévèrent dans les coutumes qui sont en conformité avec la loi, mènent  un mode de vie judaïque, et révèrent Jérusalem comme la maison de Dieu »  (Adversus hæreses I,26)

Ils sont donc restés fidèles à la Torah et à ses lois cérémonielles, pratiquent la circoncision et respectent encore les traditions orales ou « consuetudinibus » (coutumes) selon la version latine du passage que l’on vient de citer, et disent que Paul était un « apostat vis-à-vis de la loi ». Ceux qu’Irénée nomme « Ebionites » ne diffèrent donc pas des Nazaréens de Jérusalem dont le livre des Actes fait mention : « Tu vois, frère, combien de myriades de croyants sont en Judée, et tous ceux là sont zélés pour la Loi !  Or, ils ont raconté à ton sujet (Paul)  que tu enseignes à ceux parmi des nations qui sont juifs l’apostasie vis à vis de Moïse : ne pas  circoncire les enfants ni marcher selon les coutumes » (Actes XXI,21 Codex  Bezae)

Irénée nous apprend aussi qu’ils ne croyaient ni en la divinité de Jésus ni en sa naissance virginale : « Vains également sont les Ebionites, eux qui n’accueillent pas en leur âme l’union de Dieu et de l’homme mais qui restent dans le levain de la naissance (naturelle), et qui ne veulent pas comprendre que le Saint Esprit vint en Marie, et que la puissance du Très-Haut la couvrit de son  ombre et que ce qui naquit est Saint et est le Fils du Très Haut, le Père de Tout, qui opéra son Incarnation » (Adversus hæreses V,1). Ailleurs, Irénée rapporte encore : « Voici la jeune femme deviendra enceinte, et enfantera un fils (Is 7 :14), comme Théodote l’Ephésien et Aquila Pontique, tous deux des prosélytes  juifs, l’ont traduit. Les Ebionites, suivant ceux-ci disent qu’il (Jésus)  a été engendré de Joseph »  ( Ibid. IV,33 )

Mais d’où l'appellation d’ « Ebionites » provient-elle ? Comme on le verra dans les écrits d’autres Pères de l'Eglise, ce terme, qui provient de l’hébreu  אביון  « Ebion » (pauvre), était utilisé péjorativement par les Pères de l’Eglise en référence à ce qu’ils considéraient comme la « pauvreté spirituelle » des juifs adeptes du mouvement de Jésus sans aucune distinction entre tel ou tel groupe. En effet, ne professant pas la doctrine de la divinité du Christ et n’ayant pas rompus avec le judaïsme, les Ebionites furent ainsi nommés par les Pères de l'Eglise en raison de leur attachement à ce qui constituait au regard des chrétiens des nations la « pauvreté » de la lettre de la loi et de leur christologie « pauvre ».  

Tertullien

Tertullien, à la même époque qu’Irénée, associe  les « Ebionites » à un certain « Ebion », le supposé fondateur de la secte. Tertullien fait remonter ce qu’il nomme l’ « hérésie d’Ebion » aux temps apostoliques et l’identifie à la doctrine à laquelle Paul s’insurge dans son épître aux Galates: « Dans la première aux Corinthiens, Paul censure ceux qui niaient et révoquaient en doute la résurrection : c’était l’opinion particulière des Sadducéens. Y participent Marcion, Apelle, Valentin et tous ceux qui repoussent la résurrection de la chair. Quand il écrit aux Galates, il s’élève contre ceux qui pratiquent ou défendent la circoncision et la loi : c’est l’hérésie d’Ebion » ( Prescription contre les hérétiques XXXIII )

Dans son traité intitulé « la chair du Christ », Tertulien évoque en ces termes la christologie des Ebionites : « Autant qu’il a été fait inférieur aux anges, portant la nature de l’homme, il ne leur a point été inférieur, de la même distance, portant, comme l’on dit, celle d’un ange. Mais enfin cette opinion peut convenir à Ébion, qui veut que Jésus-Christ ne soit qu’un homme de la semence de David, c’est-à-dire un homme qui n’est pas Fils de Dieu. Il le considère comme ayant quelque chose par dessus les prophètes, et pense que l’ange a parlé en lui de la même sorte qu’il est dit qu’il a parlé en quelques prophètes, comme en Zacharie » (De Carne Christi  XIV)

Etant donné que la plupart du temps, les sectes étaient nommés d’après leur fondateur à l’instar des « Chrétiens » qui tiennent leur nom du « Christ », Tertullien inféra probablement que la mouvance dite « Ebionite », dont le nom provient en réalité d’un mot hébreu signifiant « pauvre », doit également son origine à un individu appelé « Ebion ». Il va sans dire qu'un tel personnage n'a jamais existé sachant que les témoignages patristiques divergent à son sujet. D'autres Pères de l'Eglise, à l'instar d'Origène et d'Eusèbe dont nous examinerons tout à l'heure les chapitres consacrés aux Ebionites, ne tiennent en effet pas le même discours sur l'origine de cette secte. Les Ebionites eux-mêmes, comme on le verra dans le chapitre qu’Epiphane leur a consacré, semblent n'être pas au courant de l'existence d’un tel  individu et donnaient une toute autre version des faits. Quoi qu'il en soit, si l’ « hérésie d’ Ebion », comme l'affirme Tertullien, fut celle combattue par Paul dans son épître aux Galates, c'est que cette doctrine existait déjà aux temps des Apôtres comme le confirme d'ailleurs le livre des Actes qui en témoigne de la popularité dans la Judée du premier siècle (Actes XXI.21).

Hyppolite

Hyppolite de Rome ( 170 - 235 ) écrit : « Les Ebionites reconnaissent que le monde a été créé par le vrai Dieu, mais ils fabulent à propos du Christ comme Cérinthe et Carpocrates. Ils vivent selon les coutumes juives non écrites et prétendent qu’ils sont justifiés selon la Loi, et que c’est en pratiquant la Loi que Jésus a été justifié. C’est pour cela qu’il a mérité le nom de Christ de Dieu car personne n’a pu accomplir la Loi. Car si quelqu’un a accompli les commandements de la Loi, il aurait été le Christ. D’ailleurs, eux-mêmes, en faisant de même, peuvent devenir des christs, car ils disent qu’il est un homme comme les autres » (Elenchos VII,34).

Dans ce passage, Hyppolite s’attaque à la doctrine Ebionite par une reductio ad absurdum que l'on pourrait reformuler ainsi : « Les Ebionites croient que Jésus n’est qu’un homme et qu’il est devenu le Messie par son observance de la Torah, les Ebionites observent la Torah, donc l’Ebionite, lorsqu’il observe la Torah, devient un messie lui aussi, il y a par conséquent, en supposant que la doctrine Ebionite soit exacte, autant de messies que d’Ebionites, ce qui ne se peut évidemment pas ».

Il semble toutefois que les Ebionites croyaient simplement que l’un des critères que doit remplir un candidat à la messianité est qu’il obéisse pieusement aux préceptes de la Torah, conformément à la loi juive qui stipule que le messie doit être « expert en Torah et scrupuleux dans l’accomplissement des Commandements à l’instar de son ancêtre David, selon la Torah écrite et la Torah orale » ( Mishné Torah Hilkhoth Mélakhim XI.4 ). Mais le fait que le messie doive être un juif pieux ne veut cependant pas dire que tous les juifs pieux soient  éligibles  à la messianité dès lors que les critères messianiques définis par la loi juive ne se limitent pas uniquement à l’observance de la Torah et que de messie, il n’en existe qu’un seul choisi selon le bon gré de Dieu. L'argument de l'épouvantail formulée par Hyppolite se basant sur une prémisse délibérément faussée à des fins polémiques, nous ne prouvons pas la recevoir.

Du reste cependant, la manière dont Hyppolite dépeint l'Ebionisme semble refléter la réalité et rejoint ce nous apprennent les autres témoignages patristiques : Les disciples de Jésus qui n'ont pas renoncé à la religion juive ne recevaient pas la croyance en un messie divin et sont restés attachés à la loi écrite et aux traditions ou « ethesin » (εθεσιν), terme qui désigne dans la langue grecque les « coutumes non écrites ».

Origène

Au IIIè siècle, Origène remarque que les Ebionites rejetaient la théologie du remplacement, laquelle prétend qu’Israël a été remplacé par l’Eglise, et qu’ils interprétaient les paroles de Jésus en Matthieu XXII,24 littéralement : « Ayant donc appris de lui qu’il y a un Israël selon la chair et un autre selon l’esprit, quand le Seigneur dit " Je n’ai été envoyé que pour les brebis perdues de la maison d’Israël ", nous ne prenons pas ces mots dans le même sens que ceux qui ont des pensées terrestres, c’est  dire les Ebionites, qui par leur nom aussi sont appelés " pauvres" - car "ebion" en hébreu veut dire " pauvre" - mais nous comprenons qu’il se réfère à la catégorie d’âmes qui est appelée Israël selon ce que ce mot désigne quand on l’interprète : Israël en effet est interprété l’intelligence qui voit Dieu ou l’homme qui voit Dieu.  S’il est frappant de constater ce qui est dit d’Israël, de ses tribus et de ses clans lorsque le Sauveur dit : Je ne suis venu que pour les brebis perdues de la maison d’Israël,  nous ne comprenons pas cela comme les Ébionites pauvres en intelligence, car ils tirent leur nom de leur intelligence pauvre — Ébion veut dire pauvre en hébreu —, de manière à concevoir que le Christ est venu pour les Israélites charnels, car ‘ce ne sont pas les enfants de la chair qui sont enfants de Dieu’( Rm 9.8 ) » ( Origène, Livre des Principes IV,3-8 )

Contrairement à Tertullien, Origène n’associe pas les Ebionites à un personnage nommé Ebion, mais reconnaît à juste titre que le nom d’ « Ebionites » provient d’un mot hébreu qui signifie pauvre. Toutefois, ce terme revêt une connotation péjorative dans les écrits d’Origène. Pour lui, ces individus sont appelés « pauvres » en raison de leur pauvreté d’intelligence. « Ebionites » désigne dans les écrits d'Origène tous les croyants d’origine juive restés loyaux au judaïsme :

« Voyons pourtant ce que Celse dit des Juifs qui ont cru. Il dit que, s’étant ridiculement laissé surprendre par les tromperies de Jésus, ils ont abandonné la loi de leurs pères et ont changé de nom et de manière de vivre. Mais il ne prend pas seulement garde que les Juifs qui croient en Jésus n’ont pas abandonné la loi de leurs pères, et qu’ils l’observent toujours, ce qui leur a fait donner un nom pris de la pauvreté du sens littéral de la loi. Car Ebion, en hébreu, signifie pauvre (Galates IV, 9), et ceux des Juifs qui reçoivent Jésus pour le Christ sont nommés Ebionites. Il paraît même que saint Pierre a longtemps observé les coutumes judaïques prescrites par la loi de Moïse, n’ayant pas encore appris de Jésus à s’élever du sens littéral au sens spirituel. Car nous lisons  dans le livre des Actes des apôtres (Actes X, 9), que le lendemain de la vision qu’eut Corneille, dans laquelle l’ange de Dieu lui ordonna d’envoyer à Joppé pour faire venir Simon, surnommé Pierre, « Pierre monta au haut du logis, vers la sixième heure, pour prier, et qu’ayant faim, il voulut manger. Mais pendant qu’on lui en apprêtait, il lui survint un ravissement d’esprit, et il vit le ciel ouvert, et comme une grande nappe liée par ¡et quatre coins, qui descendait du ciel en terre, où il y avait de toutes sortes d’animaux à quatre pieds, de reptiles et d’oiseaux. Et il ouït une voix qui lui dit: Lève-toi, Pierre, tue et mange. Mais il répondit : J’en ai garde. Seigneur: car je n’ai jamais rien mangé qui fut impur et souillé. Et la voix lui parlant encore une seconde fois, lui dit : N’appelle pas impur ce que Dieu a purifié. » Vous voyez comme Pierre nous est là représenté observant encore la distinction judaïque des viandes, en pures et en impures (Actes X, 34), et  il paraît, par la suite, qu’il ne lui avait pas moins fallu qu’une vision pour l’obliger à expliquer les matières de la foi devant Corneille, qui n’était pas de la race d’Israël, et devant ceux qu’il avait assemblés chez lui, car Pierre étant encore juif, et vivant encore selon les traditions des Juifs, il méprisait ceux qui n’étaient pas dans le judaïsme. Saint Paul nous apprend aussi, dans l’Épître aux Galates (Galates II, 12), que Pierre craignait encore tellement d’offenser les Juifs, qu’après l’arrivée de Jacques, il cessa de manger avec les Gentils, et se sépara d’avec eux, ce que firent pareillement les autres Juifs et Barnabé même. El il y avait quelque raison que ceux qui étaient destinés à prêcher l’Évangile parmi les Juifs, retinssent les coutumes judaïques. Car lorsque ceux qui paraissaient comme les colonnes de l’Église donnèrent à Paul et à Barnabé la main de société et d’union, afin que ceux-ci allassent prêcher l’Évangile aux Gentils, ils prirent eux-mêmes le parti de l’aller prêcher aux Juifs (Galates II,9). Mais, que dis-je, que ceux qui prêchaient aux Juifs se retiraient et se séparaient d’avec les Gentils ? Paul lui-même vivait avec les Juifs comme Juif (I Cor. IX, 20), pour gagner les Juifs : et ce fut pour leur persuader qu’il n’avait pas renoncé à l’observation de la loi, qu’il fil une offrande sur l’autel, comme il nous est raconté dans le livre des Actes des apôtres (Actes XXVII, 26). Si Celse avait su toutes ces choses, son faux juif n’aurait pas dit aux Juifs convertis : D’où vient, enfants de nos patriarches, que vous avez ainsi abandonné la loi de vos pères, et que vous laissant ridiculement  surprendre par les tromperies de celui à qui nous parlions tout à l’heure, vous nous avez quittés pour changer de nom et de manière de vivre ? » (Contre Celse II,1)

L’on remarque avec beaucoup d'intérêt qu’Origène admet ici que l’ « Ebionisme » en tant qu’idéologie mêlant fidélité à la loi rituelle et foi en Jésus n’est pas une dérive tardive. Professée originellement par des Apôtres comme Pierre qui observaient aussi bien la loi écrite et orale que les traditions rabbiniques, elle serait même antérieure au christianisme, venu après, qui enseigne « à s’élever du sens littéral de la loi au sens spirituel ». En d’autres mots, la doctrine qualifiée d’ « Ebionite » remonte au premier siècle et représente l’enseignement originel de Jésus et des Apôtres selon l'admission explicite d’Origène.

D’après Origène, les Ebionites célébraient les fêtes juives, telle que Pessah : « Peut-être que quelqu’un d’incompétent fera une recherche et tombera dans l’ébionisme : du fait que Jésus a célébré à la manière juive la Pâque corporellement, tout comme le premier jour des Azymes est la Pâque, il dira que nous les imitateurs du Christ fassions de la même manière, sans prendre en considération le fait que Jésus, comme la plénitude des temps était venue, et naquit d’une femme sous la loi non pour laisser sous la loi ceux qui étaient sous la loi, mais pour les conduire hors de la loi » (Commentaire sur Matthieu ser. LXXIX), observaient les lois diététiques : « Il appela la foule et leur dit : Ecoutez et comprenez etc.’Ces mots nous transmettent clairement l’enseignement du Sauveur : quand nous lisons, dans le Lévitique et le Deutéronome", ce qui a trait aux aliments purs et impurs, au sujet desquels nous sommes accusés de violer la Loi par les juifs « selon la chair » et les ébionites à peine différents de ces derniers,  que l’Écriture vise le sens matériel des prescriptions » (Commentaire sur Matthieu XV,11), et pratiquaient la circoncision : « Ce ne sont pas seulement les Juifs charnels qu’il nous faut confondre sur la circoncision, mais aussi quelques-uns de ceux qui ont apparemment reçu le nom du Christ et qui s’imaginent pourtant qu’il leur faut adopter la circoncision de la chair, comme les ébionites et ceux qui, par une semblable pauvreté d’esprit, se fourvoient avec eux » (Homélie sur Genèse III,5)

Sur le plan christologique, Origène distingue deux types d’Ebionites à son époque : Ceux qui professaient la naissance virginale et ceux qui rejetaient cette doctrine. Les uns comme les autres refusaient de voir en Jésus Dieu dans la chair : « Quand on considère ce que ceux qui, issus des juifs, croient en Jésus pensent de leur sauveur. Certains pensant qu’il est né de Marie et de Joseph, tandis que d’autres pensent qu’il est né de Marie et de l’Esprit Saint, sans partager la croyance en sa Divinité, tu comprendras pourquoi cet aveugle dit : ‘Fils de David, aies pitié de moi’, lui que de nombreuses gens réprimandent : car nombreux sont ceux qui, issus de Jéricho,  sont issus des nations, ils réprimandent la pauvreté de ceux qui, issus des juifs, semblent avoir la foi, afin qu’il se taise l’ébionite, c’est-à-dire le pauvre relativement à la foi en Jésus, ne sont pas de ceux qui sont issus des nations » (Origène sur Matthieu XVII,12). La plupart des Ebionites à l’époque d’Origène étaient donc des juifs ethniques. Cela nous apprend par ailleurs que le qualificatif Ebionites désigne « tous ceux qui, issus des juifs, croient en Jésus », sans distinction entre tel ou tel courant, par opposition à ceux « issus des nations ».

Que la plupart des Ebionites rejetait la naissance virginale est réitéré dans ce passage: « Une vierge est mère, voici un signe de contradiction, les marcionites s’opposent à ce signe et affirment avec insistance que le Christ n’est pas né d’une femme, les ébionites s’opposent à ce signe et disent qu’il est né d’un homme et d’une femme, comme c’est le cas pour notre naissance à nous » (Homélies sur Luc XVII)

Origène déclare que les deux sortes d’Ebionites, en dépit de leurs divergences en matière de christologie, rejetaient l'apostolat de Paul : « En effet, il y a des hérétiques qui ne reçoivent pas les Épîtres de saint Paul, tels que sont les ébionites tant de l’une que de l’autre espèce, et ceux qu’on appelle encratites » (Contre Celse LXV). Origène le réitère ailleurs en ces termes : « Il est écrit en Actes que quelqu’un frappa Paul sur l’ordre du Grand Prêtre Ananias. C’est pourquoi Paul dit : ‘Dieu te frappera, muraille blanchie!’. Jusqu’à présent les Ebionites calomnient l’Apôtre Paul par les propos illicites du Grand-Prêtres » (Homélie sur Jérémie XIX,12)

Eusèbe de Césarée

Un siècle plus tard, Eusèbe de Césarée témoigne encore dans monumentale « Histoire Ecclésiastique » de l’existence d’Ebionites à son époque : « Le démon malfaisant, ne réussissant pas à en détacher d’autres de l’amour du Christ de Dieu, s’empara d’eux par un côté où il les trouva accessibles. Ces nouveaux hérétiques furent à bon droit appelés, dès l’origine, Ebionites, parce qu’ils avaient sur le Christ des pensées pauvres et humbles. Celui-ci leur apparaissait dans leurs conceptions comme un être simple et vulgaire, devenu juste par le progrès de sa vertu, il n’était qu’un mortel qui devait sa naissance à l’union de Marie et d’un homme. L’observance de la loi mosaïque leur était tout à fait nécessaire, parce qu’ils ne devaient pas être sauvés par la seule foi au Christ, non plus que par une vie conforme à cette foi. II y en avait cependant d’autres qui portaient le même nom et qui se gardaient de la sottise de ceux- ci. Ils ne niaient pas que le Seigneur fût né d’une vierge et du Saint-Esprit, mais, comme eux, ils n’admettaient pas sa préexistence, quoiqu’il fût le Verbe divin et la Sagesse, et ils revenaient ainsi à l’impiété des premiers. Leur ressemblance avec les autres est surtout dans le zèle charnel qu’ils mettaient à accomplir les prescriptions de la loi. Ils pensaient que les épîtres de l’apôtre doivent être rejetées complètement, et ils l’appelaient un apostat de la loi. Ils ne se servaient que de l’Évangile aux Hébreux et faisaient peu de cas des autres. Ils gardaient le sabbat et le reste des habitudes judaïques, ainsi que les autres Ébionites, cependant ils célébraient les dimanches à peu près comme nous, en mémoire de la résurrection du Sauveur. Une telle conception leur a valu le nom d’Ébionites, qui convient assez pour exprimer la pauvreté de leur intelligence, puisque c’est par ce terme que les Hébreux désignent les mendiants » (Histoires Ecclésiastiques III,27)

Eusèbe, comme Origène, distingue les Ebionites qui ne croyaient pas en la naissance virginale des Ebionites qui y croyaient. Selon Eusèbe, les uns comme les autres refusaient d’adorer Jésus comme Dieu sous forme humaine.

Les caractéristiques du premier groupe d’Ebionites sont en cohérence avec les autres témoignages patristiques. La description du deuxième groupe correspond également avec ce que nous apprend Origène qui fait état de l’existence d’Ebionites croyant en la naissance virginale, sauf qu’Eusèbe ajoute que ceux-ci célébraient le culte dominical, ce qui atteste d’une certaine influence chrétienne sur ce groupe. Etant donné que les témoignages patristiques font état de la présence de Judéo-chrétiens dans les églises, l'on peut raisonnablement penser que les deux types d'Ebionites représentent les Judéo-chrétiens de l'Eglise et ceux du dehors.

L’on remarque que le terme « ébionite » (pauvre) désigne dans les écrits d’Eusèbe tous les croyants d’origine juive  «  pour exprimer la pauvreté de leur intelligence ». Autre point important à noter : Selon Eusèbe, les Ebionites n’auraient fait usage que de l’Evangile des Hébreux. Par contre, selon Irénée, « ils utilisent l’Evangile de Matthieu seulement ». Il apparaît clairement que l’Evangile des Hébreux était une version sémitique de l’Evangile connu sous le nom de Matthieu ou bien un écrit Araméen, Hébreu ou les deux que Matthieu rédigea à l’adresse des « Hébreux », c'est à dire des membres juifs ethniques d’expression et de culture sémitique de la première congrégation Nazaréenne de Jérusalem : 

« Matthieu prêcha d’abord aux Hébreux. Comme il dut ensuite aller en d’autres pays, il leur donna son évangile dans sa langue maternelle, il suppléait à sa présence, auprès de ceux qu’il quittait, par un écrit. » (Histoires Ecclésiastiques III,24)

Et :

« Matthieu entreprit donc aussi d’écrire son Évangile chez les Hébreux et en leur propre langue, pendant que Pierre et Paul annonçaient l’évangile à Rome et y fondaient l’Église. » (ibid. V,8)

Parmi les versions grecques du Tana"kh qui circulaient à son époque, Eusèbe nous apprend que l'une d'elles provient de Symmaque à propos duquel nous lisons dans le sixième livre des Histoires Ecclésiastiques :

« Il faut savoir que l'un de ces traducteurs, Symmaque, était ébionite. L'hérésie appelée ébionite est celle des gens qui disent que le Christ est né de Joseph et de Marie, qui pensent qu'il est tout simplement un homme, et qui affirment avec force qu'il faut garder la loi tout à fait comme les juifs, ainsi du reste que nous le savons par ce qui a été exposé plus haut. On montre encore maintenant des commentaires de Symmaque dans lesquels il semble s'efforcer de confirmer ladite hérésie par l'Évangile de Matthieu. Origène mentionne qu'il tient ces ouvrages avec aussi d'autres gloses de Symmaque sur les Écritures, d'une certaine Julienne, et il dit qu'elle avait reçu ces livres en héritage de Symmaque lui-même.» ( Histoires Ecclésiastiques 6:17 )

Eusèbe fut apparemment au courant de la filiation directe entre la première communauté Nazaréenne de Jérusalem et ceux qu'il nomme Ebionites. Il en atteste implicitement lorsqu’il raconte dans son Onomastique que les Ebionites se trouvaient à Khoba ( Kokhaba ), l’endroit où, selon lui, s’installèrent les membres de la famille de Jésus après leur fuite de Jérusalem  (Histoires Ecclésiastiques I.14)

Les constitutions apostoliques

Les constitutions apostoliques, un recueil de doctrine chrétienne et de liturgie rédigé vers la fin du 4ème siècle, affirme :

« Il y en a d’autres qu’il ne faut s’abstenir que de la chair de porc, mais que l’on peut manger ce qui est déclaré pur par la loi, et qu’il faut se circoncire selon la loi et croire en Jésus comme en un saint homme et prophète »

Compte tenu du fait que les constitutions apostoliques, dans ce contexte, énumèrent les différentes « hérésies » afin d’illustrer en quoi celles-ci, selon ce qui y est dit, sont « les instruments du Diable », autrement dit, pour en dégager les points principaux qui en font des hérétiques par rapport à l’Eglise,  il est clair que lorsqu’il y est dit que ces individus, en plus d’observer la loi rituelle, laquelle est considérée dans le christianisme comme abolie, croyaient que Jésus était « un saint homme et un prophète », cela veut dire qu’ils ne voyaient en Jésus rien d’autre qu’un prophète humain et non Dieu dans la chair.

Il est rapporté ailleurs :

«  Car même la nation juive avait des hérésies impies, l’une d’elles étant les sadducéens … les pharisiens … les basmothéens … les hémérobaptistes … les ébionites … les ésséniens »

Les constitutions apostoliques rattachent donc les « ébionites », non pas au christianisme mais au judaïsme. Il est à propos de noter que dans ce contexte, « Ebionites »  désigne tous les disciples juifs de Jésus. En effet, les constitutions apostoliques ne font pas mention de l’existence d’une autre secte à la fois affiliée au Judaïsme et professant Jésus. Concernant les Ebionites, les auteurs de l’ouvrage précisent qu’ils croyaient que « le Fils de Dieu est simplement un homme et le font naître des plaisirs de l’homme et de relations de Joseph avec Marie ».

Ambroise

 «  Quiconque croit en Christ mais observe encore la loi des œuvres ne comprend pas Christ correctement. Un exemple de ceci sont les symmaquiens, qui, tirant leurs origines aux Pharisiens, se considèrent comme chrétiens, même si, comme Photin, ils décrivent le Christ non pas comme Dieu et homme, mais homme seulement »

A en croire Ambroise, les symmaquiens sont donc une secte pharisienne qui, tout en croyant en Jésus, observent la Torah. Pour eux, le Messie n’est pas « Dieu et homme », comme le professent les chrétiens, mais un « homme seulement ». L’appellation de « symmaquiens » provient du nom de « Symmaque l’Ebionite » qui, selon Eusèbe,  enseignait que « le Christ était le fils de Joseph et de Marie, le considérant comme un simple homme et affirment avec force qu'il faut observer la loi tout à fait comme les juifs  » (Eusèbe de Césarée, démonstration évangélique V,17).

Fauste

« Si seulement c’était un de ces Nazaréens, que d’autres appellent Symmaquiens, qui m’objectât que Jésus a déclaré qu’il n’était point venu abolir la loi, je serais un peu embarrassé de lui répondre. Et ce ne serait pas sans raison : car cet homme viendrait à moi, enveloppé pour ainsi dire de la loi et des Prophètes. En effet, ces Symmaquiens, tout en faisant profession de christianisme, portent la marque de la circoncision, observent le sabbat, s’abstiennent de la chair de porc et des autres aliments interdits par la loi : trompés, à ce qu’il paraît, par ce même chapitre qui te trompe toi-même, où le Christ affirme qu’il n’est point venu abolir la loi, mais l’accomplir. Avec ceux-là, je le répète, j’aurais un rude combat à soutenir pour me dégager des difficultés que présente ce chapitre, mais je ne crains pas d’engager la bataille avec toi, qui n’as point de confiance en tes forces, qui ne me provoques guère que par impudence, plutôt pour m’éprouver, je pense, que polir m’obliger à croire que le Christ a réellement dit ce que je sais que tu ne crois pas toi-même. En effet, en m’objectant ce chapitre, tu ne produis aucun argument pour démontrer que la loi et les Prophètes ne sont pas abolis, mais accomplis, seulement, tu en prends occasion de me traiter de lâche et de prévaricateur. Serait-ce que tu te glorifierais de porter la marque impure de la circoncision, comme le juif ou le nazaréen? Es-tu fier d’observer le sabbat ? Ta conscience te rend-elle le doux témoignage que tu t’abstiens de la chair de porc? Triomphes-tu d’aise d’avoir saturé le dieu des Juifs du sang des victimes et de la fumée des holocaustes? Si non, à quoi bon tant d’efforts pour prouver que le Christ n’est pas venu abolir la loi, mais l’accomplir? » (Fauste cité par Augustin, Contra Faustum XIX,4)

Les « Symmaquiens » qui étaient aussi nommés « Nazaréens », la plus ancienne appellation sémitique connue des disciples de Jésus attestée dans le NT, défendaient donc l’observance de la Torah en citant Matthieu 5:17 où Jésus dit n’être pas venu pour abolir la loi mais pour l’accomplir.  Aussi, continuaient-ils à observer les lois diététiques, la circoncision, le Sabbat et, lorsque le Temple était encore debout, à offrir des sacrifices.

Augustin

Augustin fait remonter les Nazaréens ou Symmaquiens aux temps apostoliques et les identifie aux judaïsants que Paul affronta  :

« Ainsi donc, comme ces paroles, les sacrements de l’ancien peuple ont dû disparaître et se transformer, parce qu’ils avaient leur accomplissement dans celui qui n’est pas venu abolir la loi et les Prophètes, irais les accomplir. Et pour donner aux croyants d’origine juive le temps de s’en convaincre peu à peu et d’en avoir une parfaite intelligence, contrairement à une longue habitude, aux préjugés de la naissance et de l’éducation, les Apôtres leur permirent de conserver les rites et les traditions des ancêtres, et en prévinrent ceux à qui cela était nécessaire, afin de s’accommoder à la lenteur de leur caractère et à leurs habitudes. Voilà comment l’Apôtre circoncit lui-même Timothée, né d’une mère juive et d’un père grec, à cause de ceux chez qui il venait avec lui et qui se trouvaient dans le même cas, et il tint cette conduite au milieu d’eux, non par dissimulation et pour tromper, mais par esprit de précaution et de prudence. En effet, pour des hommes nés et élevés dans de telles conditions, ces rites étaient sans danger, bien qu’ils ne fussent plus nécessaires pour annoncer l’avenir. Il eût été bien plus dangereux de les défendre comme coupables à ceux jusqu’au temps de qui ils devaient durer, parce que le Christ, qui était venu accomplir toutes ces prophéties, les y avait trouvés ainsi initiés, et, d’autre part, pour que ceux qui n’étaient point liés par de telles habitudes, mais qui venaient, comme d’un mur opposé, c’est-à-dire du milieu des incirconcis, à la pierre angulaire qui est le Christ, ne fussent pas astreints à de telles obligations. Si donc ceux qui venaient de la circoncision et qui étaient encore dans l’usage de ces sacrements, voulaient, comme Timothée, y rester fidèles, on ne les en empêchait point, mais s’ils s’imaginaient que leur espérance et leur salut reposassent sur ces oeuvres de la loi, on devait les en éloigner comme d’une mort assurée. C’est ce qui faisait dire à l’Apôtre: « Voici que moi, Paul, je vous dis que si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous servira de rien». « Si vous vous faites circoncire», bien entendu, comme ils le voulaient, comme des gens à qui des esprits pervers avaient persuadé qu’ils ne pourraient être sauvés sans les oeuvres de la loi. En effet, comme les Gentils venaient à la foi du Christ (surtout par la prédication de l’apôtre Paul), ainsi qu’ils devaient y venir, sans être surchargés d’observances de ce genre, comme ces rites auxquels ils n’étaient point habitués, et surtout la circoncision, eussent détourné de la foi ceux qui étaient déjà avancés en âge, que leur naissance ne les disposait pas à pratiquer ces sacrements, en se faisant prosélytes à l’ancienne manière, comme si ces rites mystérieux fussent encore chargés d’annoncer le futur avènement du Christ, comme, dis-je, ils venaient à la foi ainsi que des Gentils devaient y venir, ceux qui venaient de la circoncision ne comprenant pas pourquoi on ne leur imposait pas les observances qu’on tolérait chez eux, commençaient à troubler l’Eglise par certaines séditions charnelles, sous prétexte que les Gentils, en prenant place parmi le peuple de Dieu, n’étaient pas d’abord devenus prosélytes par la pratique solennelle de la circoncision de la chair et des autres observances de ce genre prescrites par la loi. Or, parmi ces gentils, il en était qui demandaient vivement à embrasser ces rites, parce qu’ils craignaient les Juifs au milieu desquels ils vivaient. C’est contre ceux-là que Paul s’élève en beaucoup d’endroits de ses écrits : et Pierre même s’étant laissé aller à user en ce point de dissimulation, il lui adressa une correction fraternelle. Mais après que les Apôtres réunis ensemble eurent décidé dans leur prudence qu’il ne fallait pas obliger les Gentils aux oeuvres de la loi,cette mesure déplut à certains croyants de la circoncision, qui ne savaient pas voir qu’on ne pouvait tolérer ces rites que chez ceux que la foi, actuellement révélée, y avait trouvés adonnés, afin que l’opération prophétique se consommât en ceux qui la pratiquaient déjà avant l’accomplissement même de la prophétie, et de peur que, si on la leur interdisait, ils ne la crussent plutôt désapprouvée qu’arrivée à terme, tandis que, si on en faisait une loi aux Gentils, on pourrait croire ou qu’elle n’avait pas été instituée en vue du Christ promis, ou qu’elle continuait à être une promesse du Christ à venir. Ainsi donc le premier peuple de Dieu, avant que le Christ vînt accomplir la loi et les Prophètes, avait ordre d’observer tolet ce qui était l’annonce prophétique de son avènement : libre dans ceux qui connaissaient le but où tout cela tendait, esclave dans ceux qui ne le comprenaient pas. Mais le peuple nouveau, recevant la foi qui annonçait que le Christ était venu, qu’il avait souffert, qu’il était ressuscité, n’était ni obligé ni empêché d’observer ces sacrements, dans la personne de ceux qui les pratiquaient avant d’embrasser cette foi : mais il en était empêché dans ceux qui, au moment où ils venaient à la foi, ne connaissaient point ces pratiques, et n’y étaient tenus ni par naissance, ni par habitude, ni par convenance, afin que par eux on commentât à voir que toutes ces œuvres avaient été instituées en vue de la promesse du Christ, et qu’elles devaient disparaître du moment que le Christ était venu et avait accompli les promesses. Mais cette prudence et ces sages ménagements, inspirés aux Apôtres par l’Esprit-Saint, ayant déplu à certains Juifs devenus croyants, qui ne les comprenaient pas:, ils persévérèrent dans la coupable pensée deforcer les Gentils à pratiquer le judaïsme. Ce sont ceux-là que Fauste mentionne sous le nom de Symmaquiens ou de Nazaréens. On en trouve encore de nos jours, quoiqu’en très-petit nombre »  (Augustin Contra Faustum XIX,17)

Ailleurs, Augustin admet que l’Apôtre Pierre était lui-même un Nazaréen :

« Ceux qui se font appeler Chrétiens Nazaréens et qui circoncisent leur prépuce charnel à la manière juive sont des hérétiques nés dans cette erreur dans laquelle Pierre est tombé et de laquelle il a été rappelé par Paul » (De Baptismo VII,1)

Marius Victorinus

Marius Victorinus, pour sa part, dira qu’il ne s’agissait pas d’un désaccord entre les Symmaquiens d’une part et Paul et les Apôtres d’autre part, mais d’un conflit entre Paul et Jacques, les disciples duquel sont les judaïsants que Paul affronta  :

« Car les Symmaquiens font de Jacques le douzième apôtre, et ceux qui ajoutent l’observance du Judaïsme à notre Seigneur Jésus Christ le suivent, même si les Symmaquiens confessent le Christ différemment. Car ils disent qu’il est Adam et une âme universelle et d’autres blasphèmes semblables. Ainsi, Paul nie ici que Jacques ait été un Apôtre en disant : je n’ai vu personne d’autre en dehors des Apôtres, ais seulement Jacques. Et pourquoi Jacques ?  Il en donne la raison lorsqu’il l’appelle « le frère du Seigneur », car il état considéré ainsi selon la chair. En l’appelant frère du Seigneur, il nia que Jacques ait été un Apôtre. Alors qu’il l’appelle « frère du Seigneur », il nie qu’il ait été un Apôtre. Cependant, il devait être respecté. Pourtant, Paul ne pouvait rien apprendre de Jacques - évidemment parce qu’il avait une autre conception de l’évangile-, ni, d’un autre côté de Pierre. Paul ne pouvait rien apprendre d’aucun d’eux: ou bien parce qu’il est resté avec Pierre pour quelques jours seulement, ou parce que Jacques n’est pas un Apôtre mais un hérétique. Il ajoute néanmoins « et j’ai vu Jacques » : « J’ai vu la nouvelle chose que Jacques fait circuler et prêche, mais parce que j’ai connu et rejeté ce blasphème, il devrait aussi être rejeté par vous Galates ! Vous ne pouvez pas me dire ‘Paul, tu renies le fait que Jacques est un Apôtre, et par conséquent, tu rejettes les choses que nous pratiquons, parce que tu n’a pas vu Jacques’. Et c’est donc pour cela que Paul a inclus qu’il a aussi vu Jacques. Ce n’est pas une erreur. Quel Jacques? Le frère du Seigneur, dit-il, l’auteur de votre manière de penser. Il n’a aucune emprise sur moi. Je ne l’ai pas suivi, mais je connais sa manière de penser. Et parce que peu de choses me sont inconnues, et (parce que) Jacques n’a pas la faculté de me persuader, c’est donc en vain que vous le suivez (…) Auparavant, dit Paul, avant que ne viennent certains hommes de la part de Jacques, Pierre mangeait avec des Gentils, en maintenant pleinement l’évangile et sa règle: Que l’évangile du Christ soit prêché à la fois aux Juifs et aux Gentils, et que les lois diététiques des Juifs ne doivent pas être observés, mais que l’on vive simplement à la manière des Gentils. Pierre le faisait, dit Paul, avant que ne viennent certains hommes de la part de Jacques. Car Jacques le frère du Seigneur, étant l’auteur des Symmaquiens, fut le premier à Jérusalem à maintenir qu’il devait accepter ceci : prêcher Christ et vivre comme les Juifs, faisant tout ce que la Loi des Juifs commande, c’est-à dire tout ce que les Juifs ont compris qu’ils devaient observer. De ce fait, puisque certains hommes envoyés par Jacques sont venus vers Pierre, Pierre fut intimidé dit Jaques, et par peur il s’est retiré pour ne pas manger avec les Gentils. Mais Paul réprimanda cela, puisque Pierre a précédemment mangé avec les Gentils et s’est retiré par peur de ceux qui étaient de la circoncision – c’est-à dire des hommes envoyés par Jacques » (Marius Victorinus, commentaire sur Galates)

La doctrine symmaquienne, qui consiste à croire que la Torah doit être suivie en conformité avec ce que les Juifs « ont compris qu’ils devaient observer », provient donc selon Marius Victorinus, de Jacques en personne. Pour Marius Victorinus, ceux qui s’opposèrent à Paul furent en effet Jacques et les membres de son cercle. Un détail intéressant mérite ici d’être noté : Les symmaquiens auraient cru que Jésus était « Adam et une âme universelle ». Que des Juifs disciples de Jésus le considéraient effectivement comme étant l’incarnation de l’âme d'Adam, nous le savons de par les Homélies pseudo-clémentines ( Homélies III.20). Cette christologie très mystique ne faisait cependant pas l’unanimité parmi les Symmaquiens, communément appelés Judéo-chrétiens, dont la majorité ne pensaient pas que Jésus ait préexisté selon le témoignage d’autres Pères de l’Eglise. D'après le pseudo-Jérôme, les disciples Juifs croyaient plutôt que Jésus était habité par l'Esprit de prophétie ou l’Esprit saint préexistant qui a habité et inspiré les différents prophètes, le premier desquels était Adam .  

Pseudo-Jérôme

« Ils disent que l’on doit vivre entièrement selon la loi, qu’il faut être circoncis et qu’il faut observer le Sabbat et les fêtes juives. Car puisque le Christ observa toutes ces choses,  ils disent qu’il suffit au disciple d’être comme son enseignant ou maître.  Ils nient que le Christ soit né de l’Esprit saint et de la vierge Marie mais disent qu’il a été conçu homme par Joseph dans une relation nuptiale. Cependant, disent-ils, il possédait l’esprit de prophétie et qu’il reviendra pour juger les vivants et les morts » (Indic. de haer. 10)

Theodore de Cyr

«  Les Nazaréens sont des Juifs. Ils honorent le Christ comme un homme pieux et utilisent le soi-disant Evangile selon Pierre » (Fables hérétiques II,7)

La phrase selon laquelle les Nazaréens honoraient Jésus  « comme un homme pieux »  ne peut de toute évidence pas vouloir dire que les Nazaréens avaient les mêmes conceptions christologiques que les chrétiens. Le fait que les Nazaréens honorent le Christ comme un homme pieux signifie clairement  qu’ils ne voyaient en Jésus que cela : un homme pieux.  Il est à noter d’ailleurs que Théodore, dans son ouvrage, énumère les sectes considérées comme hérétiques et explique en quoi consiste leur hérésie. Dans ce contexte, l’ « hérésie » des Nazaréens, pour Théodore, résidait donc en partie dans le fait qu’ils « honorent le Christ comme un homme pieux ». En d’autres termes, à la différence notable des chrétiens orthodoxes qui adorent le Christ comme l'union hypostatique de la nature divine et la nature humaine, les Nazaréens rejetaient sa divinité et ne l’honoraient que comme seulement homme.

Epiphane de Salamine

Nous lisons dans le chapitre XXIX du Panarion d'Epiphane ( IVè siècle ): «  Mais ces sectaires que je décris ne tenaient pas compte du nom de Jésus et ne se nommaient pas Jésséens, n’ont pas gardé le nom de Juifs, et ne se nommaient pas Chrétiens mais Nazaréens, du nom de la ville de Nazareth. Cependant ils sont des Juifs complets. Ils utilisent non seulement le Nouveau Testament mais aussi l'Ancien Testament, comme les Juifs. Car contrairement aux précédents sectaires, ils ne répudient pas la loi, les prophètes et les livres que les Juifs appellent « écritures ». Ils n’ont pas d’idées différentes, mais confessent tout en étant en pleine accord avec la doctrine de la Loi et à la manière des Juifs, sauf pour leur croyance dans le Christ. Car ils reconnaissent à la fois la résurrection des morts et la création divine de toute chose. Chez eux, en effet, on professe qu’il y a une résurrection des morts et que tout vient de Dieu, ils proclament aussi que Dieu est un et que son serviteur est Jésus-Christ. Ils maîtrisent parfaitement l'hébreu. Car chez eux, toute la loi, les prophètes, et les écritures, je veux dire les livres poétiques, Rois, Chroniques, Esther et tout le reste sont lus en hébreu, comme ils le sont évidemment par les Juifs. Ils diffèrent des Juifs et diffèrent des Chrétiens. Seulement en ce qui suit ils ne sont pas en accord avec les Juifs car ils sont venus dans la foi en le Messie. Mais puisqu'ils sont enchaînés par la Loi, la circoncision, le Sabbat et le reste, ils ne sont pas en accord avec les Chrétiens. Au sujet du Christ toutefois, j’ignore si, poussés par la même perversité que les Cérinthiens et les Mérinthiens dont nous avons précédemment parlé, ils pensent que le Christ est un simple homme, ou si, conformément à la Vérité, ils affirment qu’il est né de Marie par l’opération de l’Esprit Saint. Cette hérésie des Nazaréens existe à Bérée en Cœlé-Syrie, dans la Décapole au voisinage du territoire de Pella et en Basanitide dans le village appelé Kokabè (en hébreu Chochabè). C’est là qu’elle a pris naissance, après que tous les disciples eurent quitté Jérusalem et se furent installés à Pella, parce que le Christ avait dit de laisser Jérusalem et de trouver un endroit où se retirer à cause du siège que la ville devait supporter. Et ayant émigré pour cette raison en Pérée, ils s’y installèrent comme j’ai dit. C’est ainsi qu’a pris naissance l’hérésie des Nazaréens. Ils sont dans l’erreur eux aussi en se faisant gloire d’être circoncis, et de telles gens sont encore « sous le coup de la malédiction », puisqu’ils ne peuvent pas accomplir la Loi. Comment en effet pourraient-ils accomplir ce qui est dit dans la Loi, que « Trois fois l’an on te verra devant le Seigneur ton Dieu : pour les Azymes, les Tabernacles et la Pentecôte », à Jérusalem ? Car ce lieu ayant été interdit d’accès et ceux qui observent la Loi se trouvant ainsi dans l’impossibilité de l’accomplir, il devrait être clair pour tout esprit que le Christ est venu comme celui qui achève la Loi, « non pour détruire la Loi, mais pour l’accomplir » et enlever la malédiction portée contre la violation de la Loi. En effet, après avoir donné tous les commandements, Moïse est arrivé au terme de son livre et il a tout renfermé sous la malédiction en disant : « Maudit soit celui qui ne s’attache pas à toutes les paroles écrites dans ce livre pour les pratiquer ». Le Christ est donc venu pour délier ce qui était entravé par les liens de la malédiction et nous donner gracieusement à la place des petites choses qui ne peuvent être accomplies les choses plus grandes qui ne se contredisent pas l’une l’autres pour leur exécution comme les précédentes. C’est ainsi qu’en avançant à travers toutes les hérésies nous avons étudié en détail, à propos de l’observation du sabbat, de la circoncision et du reste, comment le Seigneur nous a dispensés de l’observation des commandements. Mais comment de telles gens peuvent-ils défendre leur désobéissance au Saint Esprit, qui a dit à travers les apôtres aux gentils convertis, « n'assumez aucune autre charge à part les choses nécessaires, que vous vous abstenez de sang, de choses étranglés, de fornication et de viandes sacrifiés aux idoles » (Actes chapitre 15)? Et comment peuvent-ils ne pas perdre la grâce de Dieu quand l'apôtre Paul a dit « si vous vous faîtes circoncire, le Christ ne vous servira en rien ... quiconque est justifié par la loi est déchu de la grâce » (Galates 5:2-4)? Concernant cette secte, ma brève discussion sera suffisante. Car de telles gens sont facilement réfutables et faciles à attraper, car ce sont des Juifs et rien d’autre. Cependant, ils sont très haïs par les juifs. Car, non seulement les enfants juifs nourrissent de la haine contre eux, mais le peuple aussi se lève le matin, à midi et le soir, trois fois par jour, et ils prononcent des jurons et des malédictions sur eux quand ils disent leurs prières dans les synagogues. Trois fois par jour, ils anathématisent en disant : « Que Dieu maudisse les nazaréens ». Car ils gardent une rancune additionnelle à leur encontre, car ils proclament, en étant Juifs, que Jésus est le Christ contrairement à ceux qui sont encore Juifs et n’ont pas accepté Jésus. Ils ont aussi l’Évangile selon Matthieu d’une manière très complète, en hébreu, car chez eux il est manifestement conservé en caractères hébraïques comme il était écrit à l’origine.  Je ne sais pas d’ailleurs s’ils ont supprimé les généalogies depuis Abraham jusqu’à Christ » (Epiphane, Panarion XXIX)

Les Nazaréens observaient donc la Torah, recevaient les livres du canon tripartite des Pharisiens ou Tana"kh, c'est à dire la loi - Torah - les prophètes - Néviim -  et les Ecrits - Kétouvim –, croyaient en la résurrection des morts, accordaient de l’importance à  l'Hébreu et disaient que « Dieu est un est que son serviteur est Jésus ». Epiphane nous dit que les Nazaréens ne se distinguaient des « juifs » ( terme par lequel il désigne ici ceux d’obédience pharisienne ) que de par leur croyance en la messianité de Jésus. Epiphane précise non seulement que les Nazaréens étaient en pleine accord avec « la doctrine de la Loi », mais il ajoute par la suite « à la manière des Juifs », ce qui donne à comprendre que les Nazaréens acceptaient l’interprétation rabbinique de la loi. Selon Epiphane, les Nazaréens « n’ont pas gardé le nom de Juifs ». Il est très peu probable les Nazaréens, en tant que secte juive, aient rejetés l’appellation de « juifs ». Epiphane veut probablement dire que les Nazaréens, en raison de leur croyance en la messianité Jésus, n’étaient plus considérés comme des « juifs » par les gens extérieurs à leur mouvance.  L’on remarquera qu’ Epiphane dit que les «  Nazaréens n’ont pas gardé le nom de Juifs » et non qu’ils «  ne se nommaient pas juifs ». D’après Epiphane, les Nazaréens désobéirent au Saint-Esprit « qui a dit à travers les apôtres aux gentils convertis : ‘n'assumez aucune autre charge à part les choses nécessaires, que vous vous abstenez de sang, de choses étranglés, de fornication et de viandes sacrifiés aux idoles’». Bien que nous ne rejoignons pas Epiphane lorsqu’il interprète le décret Apostolique comme désapprouvant l'observance de la loi, ces propos attestent que les Nazaréens, à l’instar des auteurs de la Didaché, ne considéraient pas les quatre lois du décret apostolique comme des mesures maximales. La précision d’Epiphane selon laquelle ils «  utilisent le Nouveau Testament » ne peut de toute évidence pas vouloir dire qu’ils recevaient tous les livres des écritures chrétiennes mais se réfère certainement à leur utilisation de l’Evangile de Matthieu « en Hébreu », «  comme il fut écrit à l’origine ». Pour dire les choses autrement, il n’est pas faux de dire des Nazaréens, qui lisaient l’écrit de Matthieu en Hébreu, qu’ils «  utilisent le Nouveau Testament » puisque le premier Evangile est effectivement inscrit au canon néotestamentaire. Bien qu’Epiphane dit dans un premier temps ignorer si les Nazaréens « étaient induits en erreur par l'iniquité de Cérinthe et de Mérinthe, et considèrent Christ comme un simple homme, ou bien, si suivant la vérité, ils affirment qu’il est né de Marie par le Saint-Esprit », il les rangera plus tard dans la même catégorie que les « Ebionites », les « Cérinthiens » et autres sectes qui rejetaient aussi bien la naissance virginale que la divinité de Jésus : « Jean le béni étant venu et ayant trouvé des gens spéculant sur l’humanité du Christ - les Ebionites qui sont dans l’erreur à cause de la généalogie terrestre du Christ, qui descend d’Abraham [ en Matthieu ] et qui remonte à Adam dans [ l’évangile de ] Luc, et trouvant les Cérinthiens et les Mérinthiens qui soutiennent qu’il était simplement un homme, issu d’un acte sexuel, et aussi les Nazaréens et de nombreuses autres hérésies, quand il est venu en dernier, ( car il fut le quatrième à écrire un évangile ), il commença, pour ainsi dire, à rappeler les égarés et ceux qui spéculaient sur l’humanité du Christ et à leur dire ceci .... : "Où allez-vous, vers où vous dirigez-vous, vous qui empruntez un rude et dangereux sentier qui mène vers un précipice ? Revenez car il n'en est pas ainsi ! Dieu, le Verbe, qui a été engendré de toute éternité par le Père n'est pas issu seulement de Marie. Il ne date pas de l’époque de Joseph, ni de l’époque de Salathiel, de Zorobabel, de David, d’Abraham, de Jacob, de Noé ou d’Adam, mais au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu et Dieu était le Verbe » ( Panarion LXIX )

En Panarion XXIX:7:8, Epiphane dit de la secte Nazaréenne qu'elle trouve son origine parmi les membres de la communauté de Jérusalem qui ont fuis en Pérée en l'an 70. Epiphane, cependant, se contredit lui-même lorsqu’il affirme en Panarion XXIX:5:4 que les Nazaréens apparurent « peu de temps après l’ascension du Seigneur et après que Marc prêcha en Egypte », c'est-à-dire aux temps apostoliques. En Panarion XXIX:1:1, il nous apprend également que les Nazaréens et les Cérinthiens furent contemporains. Or, les Cérinthiens, à l'en croire, existaient déjà aux temps des Apôtres. L’on s’aperçoit que d'un coté, Epiphane admet la présence nazaréenne à Jérusalem avant la guerre Judéo-romaine de 66 à 70 et de l’autre qu’il affirme que les Nazaréens apparurent en réalité en Pérée après l’an 70.  La contradiction révèle l'embarras de l'évêque. Epiphane, qui ne pouvait nier la présence historique des Nazaréens en Pérée, ne pouvait apparemment pas non plus se faire à l’idée que les Nazaréens aient pu quitter Jérusalem pour la Pérée  avant 70. C’est qu’il existe en effet une tradition connue d'Eusèbe ( Histoires Ecclésiastiques III,5:3 ) selon laquelle c'était suite à une révélation divine qui prévint l’Eglise de Jérusalem des catastrophes qui allaient frapper Jérusalem que les membres de la première Eglise s’enfuirent pour la Pérée (Panarion 29:7:7-8, 30:2:7). L'on comprend alors l'embarras d’Epiphane : Pour lui, le Christ n’a pas pu se révéler à des hérétiques. Epiphane ne peut affirmer explicitement que les Nazaréens étaient ceux qui quittèrent Jérusalem après cette révélation car ce serait nier la légitimité même de l’Eglise Catholique à laquelle il appartenait. Cela reviendrait en effet à admettre que la première communauté de Jérusalem, l’église mère de laquelle la chrétienté se réclame, professait l’ «  hérésie judaïsante ». Il est amusant cependant de voir que selon le livre des Actes des Apôtres, considéré comme canonique par l’Eglise, les disciples Juifs de Jésus étaient « tous zélés pour la loi » ( Actes XXI:20-21 ). La version bézéenne du texte nous révèle qu’ils disaient alors déjà de Paul qu’il était un apostat à la loi .

Si les Pères de l’Eglise avant lui se référaient à tous les Juifs croyant en Jésus comme des «  Ebionites »,  il n'en est pas de même d’Epiphane qui fut le premier à distinguer les Nazaréens des Ebionites auxquels il consacre le XXXè chapitre de son Panarion. Compte tenu de la longueur du dit chapitre, nous nous contenterons de résumer comme suit ce qui y est dit à propos des Ebionites :

 Les Ebionites trouvent leur origine parmi les Nazaréens de Pérée « après la chute de Jérusalem » en l’an 70. Le fondateur de la secte se nomme « Ebion », un Judéo-chrétien qui appartenait initialement à l’école Nazaréenne, mais qui s’est séparé ensuite.  Elkasai, le fondateur de l’Elkasaïsme, une branche mystique de l’Ebionisme, fut un Osséen (Essénien) converti à l’Ebionisme aux environs de la troisième année du règne de Trajan vers le début du IIè siècle. Elkasai rejoignit la communauté ébionite et y fit de nombreux disciples. Les survivants de la communauté Essénienne se seraient aussi convertis à l’enseignement d’Elkasaï et devinrent Ebionites. Au niveau de la christologie, les conceptions Ebionites sont diverses et confuses. Certains croyaient que Jésus était Adam, d’autres qu’il était l’archange primordial qui s’est incarné : « Ils disent qu’il (Jésus) n’a pas été engendré par Dieu le Père, mais créé en tant qu’un des Archanges, qu’il est Maître sur les anges et sur toutes les créatures du Tout puissant » (Panarion XXX,16:4). D’autres encore disaient que Jésus était un homme possédé depuis son baptême par le christ, une entité spirituelle ( ceci est probablement dû à l’incompréhension par Epiphane de l’expression juive " esprit du messie ", expression également retrouvée dans le NT, qui désigne non pas la personne du messie, mais le Saint-Esprit qui se posa sur lui ).  Initialement, les Ebionites croyaient que Jésus n’était qu’un homme et le Fils biologique de Joseph. Les spéculations christologiques aussi diverses que contradictoires sont le fruit de l’influence d’Elkasai sur la secte. Les Ebionites, au niveau de la pratique, observaient la plupart des rituels juifs. Ils rejetaient cependant les sacrifices d’animaux qu’ils disent avoir été abrogés par Jésus et remplacés par le baptême d’eau, pratiquaient le végétarisme, observaient des règles de pureté rituelle très strictes, évitaient tout contact avec des non-juifs et pratiquaient initialement le célibat mais ont par la suite prescrit le mariage comme une obligation. Certains cercles Ebionites rejetaient certaines parties de la Torah et des prophètes qu'ils prétendent avoir été ajoutés. Parmi les écrits Ebionites, Epiphane cite le Periodoi Petrou et l’Ascension de Jacques qui semblent avoir été incorporés dans la littérature pseudo-clémentine, une version Judéo-chrétienne des Actes des Apôtres, qui rapporte des paroles " calomnieuses " sur Paul, et l’Evangile des Ebionites, une traduction grecque de l’Evangile Hébreu de Matthieu dans laquelle, au regard d'Epiphane, certains passages ont été trafiqués pour les faire correspondre aux croyances Ebionites.

Epiphane, qui ne voyait en ces juifs disciples de Jésus que des hérétiques, ne pouvait de toute évidence pas accepter leur revendication selon laquelle ils seeraient les descendants des membres de la communauté de Jérusalem dont l'Eglise catholique se réclame l’héritière directe. Epiphane reprit donc l’hypothèse d’Irénée selon laquelle l’Ebionisme n’est qu’une invention tardive d’un personnage répondant au nom d’Ebion :

«  Suivant ceux là, Ebion, le fondateur des Ebionites, se leva à son tour dans le monde comme une monstruosité de formes diverses … Eux-mêmes  ( les Ebionites ) se vantent d’être pauvres car ils auraient vendus leurs possessions à l’époque des Apôtres, les ont déposés aux pieds des Apôtres, et menèrent une vie de pauvreté et de renonciation et que c’est ainsi qu’ils sont appelés « pauvres » ( ebionim ) par tout le monde, mais il n’y aucune vérité dans leur revendication »

Il fallait aussi qu'Epiphane s'invente l'histoire du fictif Ebion à partir des sources qu’il avait en sa possession. Les Ebionites n'ayant pas pu surgir de nul part et puisque comme les Nazaréens, ils mêlaient croyance en Jésus et fidélité à la loi juive,  Epiphane inféra qu’Ebion fut initialement un enseignant de la secte Nazaréenne. Et comme les Nazaréens sont apparus, selon ses dires, après la destruction du Temple à Kokhaba, Epiphane en déduisit que l’ « hérésie » d’Ebion est apparue au même endroit « après la chute de Jérusalem » (Panarion XXX:2:7-9). Mais là encore, les propos d’Epiphane sont contradictoires et confuses. Selon ses dires en Panarion XIX:5:4,  en effet, ce ne sont non pas les Nazaréens qui précédèrent les Ebionites, mais le contraire. Epiphane, qui ne fait qu’exposer ses propres suppositions hasardeuses, n'est manifestement pas en train de nous relater une tradition authentique sur l’origine des Ebionites. Par ailleurs, le fait que ceux qu’Epiphane nomme Ebionites n’avaient aucune idée de qui était « Ebion » et qu’ils expliquaient autrement la Genèse de leur mouvance est la preuve supplémentaire qu’Ebion n'a jamais existé. Nous avons déjà vu dans notre chapitre dédié à la notice d’Hyppolite, dont l’hypothèse est reprise par Epiphane, qu’Ebion est un personnage fictif né de l’incompréhension du terme hébreu « Ebionim ».

En Panarion XXX:2:9, Epiphane dit aussi sans plus de précisions que les Nazaréens et les Ebonites se sont influencés les uns les autres ; ce qui suggère que la distinction entre les deux groupes n'était pas aussi évidente et qu'il a du exister des tendances à mi-chemins entre les Judéo-chrétiens rabbiniques auxquels il attribue l'appellation de nazaréens et les Judéo-chrétiens Esséniens et à tendance gnostique qu'il appelle ébionites.

Tout porte à croire que la description polémique de la Genèse des Ebionites par Epiphane n’a aucun fondement historique et qu’il n'a jamais existé de Nazaréens et d’Ebionites, mais  seulement de diverses tendances au sein du « judéo-christianisme » dont les adhérents étaient indistinctement appelées « Ebionites » et « Nazaréens ».

Jérôme

Selon Jérôme (IVè siècle), les Ebionites se trouvaient à Choba (Kokhaba ) en Syrie :

« Choba, à droite de Damas. Il existe un village dans la même région  des Hébreux qui croient en Christ et observent tous les commandements de la loi et dès le début ces hérétiques furent appelés Ebionites » (de situ et nom. loc. hebr. liber 112)

La description que donne Jérôme des Ebionites est conforme à ce que nous apprennent d’autres Pères de l’Eglise, à savoir que les Ebionites rejetaient Paul:

« Les premiers apôtres du Seigneur ont détruit la lettre du Sabbat contre les Ebionites, qui alors qu’ils acceptent les autres apôtres, rejettent Paul comme un transgresseur de la loi » ( Commentaire sur Matthieu XII,2 )

Faisaient usage d' un évangile Hébreu ou Araméen :

« Dans l'évangile Hébreu utilisé par les Nazaréens et Ebionites et qui est appelé l'évangile authentique de Matthieu ... » ( Commentaire sur Matthieu XII,10)

«  Dans l'évangile des Hébreux , qui est écrit en Syro-chaldéen (Araméen ) , mais en caractères Hébreux , et qui est utilisé par les Nazaréens jusqu' à ce jour , je veux dire l'évangile des douze , ou comme il est communément admis , l' Evangile selon Matthieu , dont on retrouve une copie à Césarée ... » ( Contre Pélage III,2 )

« Matthieu, nommé aussi Lévi, le publicain devenu apôtre, composa le premier en Judée, pour ceux de la circoncision, l’Évangile du Christ, et le rédigea en caractères et langage hébraïques. Quelle personne le traduisit plus tard en grec ? C’est ce que l’on ne sait pas au juste. L’Évangile Hébreu se trouve aujourd’hui encore à la bibliothèque de Césarée, que le martyr Pamphilus avait formé avec le soin le plus grand. Les Nazaréens de Beroea, ville de Syrie, se servent du texte hébreu, et j’ai eu par eux la facilité de le transcrire.» ( Livre des Hommes illustres chapitre III )

Et ne croyaient ni en la divinité ni en la préexistence de Jésus :

«   Tel n'était point l'apôtre saint Paul qui n'a été envoyé ni des hommes, ni par le moyen des hommes, mais qui n'a reçu sa mission que de Dieu le Père par Jésus-Christ. De ce fait nous pouvons tirer une preuve peremptoire contre l'hérésie d'Ebion et de Photin que Notre-Seigneur Jésus-Christ est Dieu, puisque l'apôtre qui a été envoyé par Jésus-Christ pour prêcher l'Évangile nie qu'il ait été envoyé par un homme » ( Commentaire sur Galates )

« Jean, l'apôtre que Jésus-Christ aimait le plus, était fils de Zébédée et frère de Jacques, apôtre, à qui Hérode fit trancher la tête après la Passion du Seigneur. A la demande des évêques d'Asie, il écrivit le dernier son évangile, pour combattre Cerinthus et la secte naissante des ébionites qui soutenait que le Christ n'existait pas avant Marie. Ce fut le motif qui le détermina à proclamer hautement la naissance divine du Sauveur » ( Livre des Hommes Illustres IX )

Curieusement, cependant, et selon l’admission même de Jérôme, les Ebionites acceptaient tous les Apôtres, sauf Paul qu’ils considéraient comme un apostat à la Torah. En d’autres termes, si Jean a réellement enseigné la « naissance divine du Sauveur », contrairement à la doctrine Ebionite, comment se fait-il qu’ils ne l’aient pas rejeté comme ils rejetèrent Paul en raison du fait que ce dernier prêchait des doctrines non conformes à leurs croyances ?  Ainsi, soit de l’évangile dit de Jean n’est pas de Jean, soit le prologue de Jean n’enseigne ni la divinité ni la préexistence de Jésus, du moins, au regard des Ebionites.

Jérôme dit encore dans sa lettre à Augustin :

« Que dirais-je des Ebionites qui feignent d’être des Chrétiens ? Jusqu’à maintenant, une hérésie est retrouvée parmi les Juifs dans les Synagogues de l’Orient. Elle est appelée celle des minéens et est maudite par les Pharisiens jusqu’à maintenant. Ils sont généralement appelés Nazaréens. Ils croient en Christ, le fils de Dieu né de Marie la Vierge, et ils disent de lui qu’il a souffert et ressuscita sous Ponce Pilate, le même auquel nous croyons. Mais désirant être à la fois Juifs et Chrétiens, ils ne sont ni Juifs ni Chrétiens »  (Jérôme à Augustin 112:13)

Il est un lieu commun de l'apologétique chrétienne et, récemment, messianique, de prétendre sur la base de ce passage que les Pères de l'Eglise distinguaient les Ebionites hérétiques des Nazaréens qui professaient la Christologie haute de l'Eglise. Non seulement Jérôme, qui introduit le passage par les termes « que dirais-je des Ebionites qui feignent d’être des Chrétiens », laisse entendre au contraire  que « Ebionites » et « Nazaréens » étaient pour lui synonymes mais il est très  précis dans ses propos : Jérôme ne dit pas que les Nazaréens croyaient que le Christ était le Fils de Dieu né d'une Vierge mais qu’ils « croient en Christ,  le Fils de Dieu né de Marie la Vierge » ( Credunt in Christum, Filium Dei natu de Maria uirgine ). Bien que ceux qui, dans le parler courant, sont appelés Judéo-chrétiens aient effectivement cru que Jésus était le Fils de Dieu, c'est à dire un homme privilégiant d’une relation spéciale avec Dieu à l’instar des rois d’Israël mais pas Dieu le Fils comme l’entendent les Chrétiens, et que certains d’entre eux, selon Origène et Eusèbe, pensaient que l'homme Jésus est né d’une vierge, nous ne croyons pas que c'est à cela que Jérôme se réfère ici. En effet, compte tenu de la manière  dont Jérôme exprime les choses, nous sommes fondés à penser que l’apposition,  «  Fils de Dieu né de la Marie la Vierge »,  est une précision de Jérôme visant à expliciter qu'il s'agit bien de la même personne qu’adorent les Chrétiens, Jésus ( le Christ ) que les Catholiques tiennent pour le Fils de Dieu né de Marie qu’ils croient être restée vierge toute sa vie au point qu’ils la surnomment la Vierge, mais ne nous dit rien sur les conceptions  christologiques des Nazaréens.

D'autres encore prétendent que les Nazaréens reconnaissaient la légitimité de l'apostolat de Paul. Ils se basent pour cela sur ce que Jérôme, dans son commentaire sur le livre d'Esaïe, dit à propos des Nazaréens :

« Les Nazaréens, dont j’ai cité l’opinion ci-dessus, essayent d’expliquer ce passage de la façon suivante: Quand le Messie est venu et que sa proclamation resplendit, le territoire de Zabulon et de Nephtali ont été libérés des erreurs des scribes et des pharisiens et il enleva de leurs épaules le joug très lourd des traditions juives. Plus tard cependant, la proclamation est devenue plus dominante par les bonnes nouvelles de l’apôtre Paul qui était le dernier de tous les apôtres » (Jérôme, commentaire sur Esaïe 9:1)

Il ne faut toutefois pas oublier que l'intention de Jérôme, en l’occurrence,  n'est pas  de faire une présentation du Nazaréisme, mais de reprendre et d’adapter à sa convenance un commentaire nazaréen sur le livre d'Isaïe afin de condamner les juifs pour leur rejet du christianisme. Jérôme reprend ici quelques extraits du commentaire Nazaréen en question qu'il paraphrase et augmente de ses propres commentaires. Il ne faudrait donc pas surestimer cet extrait et savoir distinguer les propos des dits Nazaréens des expositions de Jérôme. Tout porte à croire que seule la première partie citée au style direct et attribuée aux Nazaréens reflète leurs conceptions, tandis que le reste qui évoque Paul et son succès parmi les gentils sont les commentaires de Jérôme. La suite du passage le montre clairement : « Et les bonnes nouvelles du Christ resplendirent jusqu'aux tribus les plus reculées et par la voie de la mer toute entière. Enfin, le monde entier, qui a précédemment marché ou qui s'est assis dans l'obscurité et qui a été attachée par les liens de l'idolâtrie et de la mort, vit la lumière éclatante de l’évangile ». L'on voit mal  des individus censés être restés attachés à la Torah tenir un tel langage. En effet, ce n'est pas la prédication judéo-nazaréenne que le « monde entier » accepta mais l'évangile de l'abrogation de la loi ( même pour les juifs qui crurent ). Il ne peut donc s'agir que des propos de Jérôme et non des Nazaréens qu'il décrit dans son commentaire sur Esaïe comme « croyant en Christ sans avoir délaissé l’ancienne loi ».

Il apparaît clairement qu'à l'opposé des Nazaréens pharisaïques qu'évoque le NT ( Actes XV,5 ; Matthieu XI,2-3 ) et d'autres pères de l'église et desquels sont issues les traditions conservées dans les parties pro-pharisiennes de la littérature pseudo-clémentine , les auteurs du commentaire dont Jérôme fait mention rejetaient catégoriquement l'autorité des Pharisiens : « D'autre part encore, voici l'explication que donnent les Nazaréens : Quand les scribes et les pharisiens, qui font tout en vue de la chair, et, comme les magiciens, grincent des dents dans leurs enchantements, pour vous tromper, vous diront de les écouter, voici ce que vous devez leur répondre : n'est pas étonnant que vous suiviez vos traditions, puisque chaque peuple consulte ses idoles. Par conséquent, nous ne devons point vous consulter, vous qui êtes morts, sur ce qui sur ce qui regarde les vivants, car Dieu nous a donné la Loi et les témoignages des Ecritures. Si vous ne voulez pas les suivre, vous n'aurez pas la lumière » (Jérôme sur Esaïe VIII,20-21). Notons qu'il existait plusieurs types de « judéo-chrétiens »  dans la nébuleuse nazaréenne / ébionite . Il y eut en effet, comme nous l'avons vu,  les sectes proches des esséniens, celles qui étaient proches des pharisiens et les mouvances syncrétiques. Il y eut aussi les Judéo-chrétiens de l’église, qui, avant le concile de Nicée , était diversifiée et comportait des unitariens et des judaïsants, et ceux du dehors.  Il est clair que pas tout le monde, dans cette mouvance éclatée, n’acceptait l’autorité des pharisiens. L'assertion de Jérôme, lequel parle du nazaréisme comme d' « une hérésie retrouvée parmi les Juifs dans les Synagogues de l’Orient » donne néanmoins à comprendre que pas tous n’ont rompu avec le rabbinisme.

Conclusions

Il  découle de tout ce que l'on a vu qu'à l'image de la société juive de l'époque du deuxième Temple, la mouvance des disciples juifs de Jésus était loin d'être monolithique. Depuis les Nazaréens qui ne se différenciaient des Pharisiens que de par leur croyance en la messianité de Jésus, jusqu' à ceux qui semblaient plutôt être influencés par d'autres tendances sectaires comme les Esséniens, la mouvance des disciples juifs de Jésus présentait une grande variété d'opinions en son sein. Leurs conceptions christologiques étaient toutes aussi variées : Tandis que la majorité pensait que Jésus n'était rien d'autre qu'un homme, dont le père biologique était Joseph et que l'Esprit de Dieu se posa sur lui lors de son baptême au Jourdain, une minorité si peu représentée qu'elle a bien souvent été négligée par les Pères de l'Eglise qui ont tendance à dépeindre les disciples juif de Jésus comme ignorant l'idée qu'il ait existé avant de naître de Marie, croyait en sa préexistence en tant qu'Archange ou en tant que l'âme d'Adam. Alors que pour la plupart, Jésus n'est pas né d'une vierge, certains, qui semblent avoir été influencés par les doctrines de l'Eglise, pensaient que Marie était son seul géniteur humain. Toutes les tendances confondues observaient cependant les commandements de la loi de Moïse et croyaient que Jésus n'était ni  Dieu fait homme ni l'union hypostatique des natures divine et humaine. Epiphane et Jérôme nous apprennent que les disciples de Jésus restés attachés aux observances juives lisaient un évangile rédigé par Matthieu dans une langue sémitique. Sur quoi il serait intéressant de préciser que le Talmud cite comme suit un passage de l'original hélas aujourd'hui perdu :

« Je ne suis pas venu pour retrancher à la loi de Moïse et je ne suis pas venu pour ajouter à la loi de Moïse » אנא לא למיפחת מן אורייתא דמשה אתיתי ולא לאוספי על אורייתא דמשה אתיתי ( TB. Shabbath 116b )

Les Pères de l'Eglise avancent que les disciples juifs de Jésus étaient appelés « pauvres » (evionim) en raison de la pauvreté de leurs croyances. Compte tenu, cependant, de l' exaltation des pauvres dans l'épître de Jacques et du fameux passage des béatitudes de Jésus, « Heureux sont les pauvres » ( Luc 7,20 ; Matthieu 5,3 ), inspiré de la sagesse juive et biblique qui considère la pauvreté comme une vertu ( Mishnah Avot II,7 ; Psaumes 69,34 ),  tout porte à croire qu'à l'instar d'autres sectes comme les Esséniens ( 4QpPs 1:21, 2:10, 3:10, 9:11; 4Q91c 1:4 ), les Ebionites se sont eux-mêmes donnés cette appellation  mais que ce sont les Pères de l'Eglise qui, plus tard, en ont déformé le sens et lui ont donné sa connotation péjorative. Epiphane rapporte qu' « eux-mêmes  ( les Ebionites ) se vantent d’être pauvres car ils auraient vendus leurs possessions à l’époque des Apôtres, les ont déposés aux pieds des Apôtres, et menèrent une vie de pauvreté et de renonciation et que c’est ainsi qu’ils sont appelés « pauvres » par tout le monde ». Dans ses épîtres, Paul se réfère déjà aux Nazaréens de Jérusalem comme les « pauvres » (Galates II,2).

Pour les Pères de l'Eglise, ces gens ne furent évidemment que des hérétiques dont les croyances sont contraires à la foi apostolique originelle. Selon l'aveu de Jean Chrysostome, cependant,  Matthieu, dans l'évangile qu'il rédigea à l'adresse des croyants d'origine juive, aurait faussement fait croire par stratagème que Jésus était le fils de Joseph et de la race de David afin de convaincre les juifs de la messianité de Jésus dans un premier temps et les amener ensuite à croire en la divinité du Christ  (Homélies I et III de Chrysostome sur Matthieu). Athanase dit pareillement: « Affirmeront-ils que les Apôtres maintenaient la doctrine d' Arius, car ils disent qu'il fut un simple homme de Nazareth et qu'il a souffert sur la croix ? Ou bien , parce qu'ils tinrent ces propos, les Apôtres pensaient-ils que le Christ n'était rien de plus qu'homme  ? Cela ne devrait être imaginé en aucun cas. Mais les Apôtres firent cela en tant que sages architectes et dispensateurs des mystères de Dieu , et c'est pour cela qu'ils firent cela.  Car les Juifs de cette époque , s'étant trompés eux-mêmes, et ayant également trompés les Gentils, pensaient que le Christ est un homme ordinaire, venu seulement de la semence de David à l'instar des autres fils issus de David, car ils ne croyaient ni qu'il était Dieu ni que le Verbe était devenu chair . C'est pour cela que les Apôtres enseignèrent d'abord aux Juifs l'humanité du Christ , pour qu'après les avoir persuadé à partir de faits visibles , et des miracles, que le Christ est venu, ils les amènent à la croyance en sa divinité » ( De setentia Dyonisi chapitre VII ).  Cette explication, il est vrai, est tirée par les cheveux. Cependant, elle laisse entrevoir que la croyance en la naissance virginale et en la divinité de Jésus étaient inconnus de ceux qui sont communément appelés les premiers chrétiens. Selon Théodore de Cyr, les Hébreux, c'est à dire les Nazaréens qui parlaient l'Araméen ( Actes 6,11 ), « déclarent que Jésus est né d’une manière naturelle, d’un homme et d’une femme, de Joseph et de Marie, mais qu’il a excellé en sagesse, en justice ainsi que dans toutes les autres choses … » ( Fables hérétiques 2,1-3 ). Il faut noter toutefois qu'au premier siècle, certains semblaient déjà avoir entretenu des conceptions christologiques divergentes comme en atteste l'épître adressé aux Hébreux qui réfute la christologie angélique, c'est à dire la croyance qui veut que Jésus est un Ange, que professaient apparemment ses destinataires.  Les aveux à demi-mots d'Origène, d'Eusèbe et d'Epiphane, dont nous avons vu toute à l'heure les attestations à propos des disciples juifs de Jésus, laissent entrevoir que l'observance des règles et des coutumes du judaïsme n'est pas une dérive tardive. D'après le NT,  il existait déjà au sein de la première Eglise une faction, proche de Jacques, composée d'individus n'ayant pas rompu avec le Pharisaïsme et qui maintenaient que la loi mosaïque dans sa totalité devait encore être observée ( Actes XV,1-5 , Galates II,12 ). La fidélité des membres du parti de la circoncision, comme ils sont nommés dans le NT, au judaïsme allait jusqu'à l'obéissance aux lois rabbiniques interdisant au Juif de s'attabler avec des païens ( Galates II,9-14 ; Matthieu XXIII,2-3 ).  Les Actes des Apôtres nous apprennent que loin de constituer une secte marginale, ce parti était en réalité composé de « tous »  les Nazaréens Jérusalem ( Actes XXI,21 ). Selon un manuscrit ancien du livre des Actes, les Nazaréens de Jérusalem restés attachés à la pratique pieuse de la Torah et aux traditions furent dès le début hostiles à Paul : « Tu vois, frère, combien de myriades de croyants sont en Judée, et tous ceux là sont zélés pour la Loi !  Or, ils ont raconté à ton sujet ( Paul ) que tu enseignes à ceux parmi des nations qui sont juifs l’apostasie vis à vis de Moïse: ne pas  circoncire les enfants ni marcher selon les coutumes » (Actes XXI,21 ).


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