dimanche 19 juin 2016

Actes chapitre XV et XXI à la lumière des variantes textuelles

      Nous tenons pour certain le fait que Paul et l' église primitive de Jérusalem furent opposés (voir l' étude : le problème avec Paul de Tarse). Les rédacteurs du texte des Actes et ses falsificateurs successifs s' efforcèrent tant bien que mal de passer sous silence ce violent dissentiment. Notre propos est d'en apporter la preuve additionnelle au moyen des variantes que présentent les manuscrits anciens qui méritent d' être examinés. 

Voyons en premier lieu Ac 15,24 où l' on retrouve l' une des preuves flagrantes de cette « pieuse falsification ». Le texte byzantin , sur lequel se base le texte reçu , dit : 
«  Parce que nous avons entendu que quelques-uns étant partis d'entre nous, vous ont troublés par certains discours, agitant vos âmes, en vous commandant d'être circoncis, et de garder la Loi, sans que nous leur en eussions donné aucun ordre » 
Il est clair que Jacques et les anciens sont mis du côté de Paul. De plus, cette version incite à croire qu'ils n'avaient rien à voir avec la doctrine « judaïsante ». Le Papyrus 45 et le texte Alexandrin , en omettant la mention de la circoncision et de l' observance de la Torah, concordent avec le texte du codex Bezae : 
«  Parce que nous avons entendu que quelques-uns étant partis d'entre nous, vous ont troublés par certains discours, agitant vos âmes, sans que nous leur en eussions donné aucun ordre » (Επειδη ηκουσαμεν οτι τινεσ εξ ημων εταραξαν υμασ λογοισ ανασκευαζοντεσ τασ ψυχασ υμων οισ ου διεστειλαμεθα) 
Bien que ne contenant pas la phrase interpolée, cette leçon est semblable à la précédente en ce qu' elle prête à Jacques des propos où il évoque avec désapprobation les agissements de ces individus , partis, y est il dit , sans qu' on leur en a donné l' ordre. Il en est cependant autrement dans le Codex Sinaiticus qui contient une bien curieuse variante et où l'on ne retrouve également pas l' interpolation  :  
« Ayant appris que quelques uns d' entre vous vous ont perplexé par leurs discours et ont perverti vos âmes, eux auxquels nous n'avions donné aucun ordre » (Επιδε ηκουσαμεν οτι τινεσ εξ υμω εταραξαν υμασ λογοισ ανασκευαζοτεσ τασ ψυχασ υμω  οισ ου διεστιλαμεθα) 
La leçon sinaïtique, nettement authentique, rejoint ce que l' on sait grâce aux écrits de Paul. Ce ne sont donc pas les judaïsants qui sont réprouvés ou qui agirent sans l'autorisation de Jacques, mais Paul et ses compagnons qui « pervertirent » leurs ouailles rendues « perplexes » à l' évangile de la Torah. Il convient de noter à l' adresse de ceux qui en douteraient qu' τάραξαν (etaraxan), vulgairement traduit par « troubler » en Ac 15:24 , peut prendre le sens de « perpléxer quelqu’ un par la suggestion d'hésitations ou de doutes » selon le lexique grec de Thayer d' après lequel νασκευάζοντες (anaskeuzontes), traduit par « agiter », « troubler » ou « bouleverser » dans les versions francophones d' Ac 15:24 , revêt le sens de « pervertir », en particulier dans le présent passage où « il se réfère à des individus avec une théologie erronée et qui tentent de réarranger la théologie des autres ».  Que le message de Paul ait été contraire à celui des Apôtres et des Anciens est de plus appuyé par Ac 15,2 suivant le Codex Bezae : 
« Alors ceux qui étaient venus de Jérusalem enjoignirent à Paul et Barnabé ainsi que quelques autres de monter à Jérusalem vers les apôtres et les anciens pour qu'ils soient jugés devant eux concernant cette question » (ο δ ληλυθτες π ερουσαλμ παργγειλαν ατος τ Παλ κα Βαρναβ κα τισιν λλοις ναβανειν πρς τος ποστλους κα πρεσβυτρους ες ερουσαλμ πως κριθσιν π' ατος περ το ζητματος τοτου)
Nous ne sommes pas surpris que le texte ait été modifié dans les autres manuscrits.  Pour quelle raison en effet Paul comparaîtrait-il devant le tribunal apostolique ? Ne seraient-ce plutôt pas ces « judaïsants », impies et hérétiques qu'ils furent aux yeux de l'orthodoxie chrétienne, qui méritent d' être jugés et frappés d' anathème par les plus hautes instances de l' église primitive ? L'enseignement ecclésiastique, qui veut donner l'impression d'une église idyllique à l'origine ne serait-elle pas ruinée par cette version des faits ? Il semble bien que dans l' original, en l'ocurrence représenté par la leçon « bézaenne »,  ce fut l' évangile proclamé par les judaïsants qui était conforme à la position officielle de l' église de Jérusalem , raison pour laquelle ces « hommes descendus de Judée » (Ac 15:1) furent si sûrs d' eux-mêmes qu' ils décidèrent de traduire Paul devant le tribunal apostolique.  Cependant, le codex Bezae ne s' arrête pas là ; « vos bien-aimés » figure à la place de « nos bien-aimés » en Ac 15,25 au point que l'on ne voit plus Jacques et les Anciens témoigner de la moindre affection pour l' auto-proclamé « Apôtre des gentils » :
« Il nous a semblé bon, étant tous d'accord , de choisir parmi nous des hommes, de vous les envoyer avec vos bien-aimes Barnabé et Paul, des hommes qui ont exposé leurs vies pour le nom de notre Seigneur Jésus Christ » ( δοξεν μν γενομνοις μοθυμαδν, κλεξαμνους νδρας πμψαι πρς μς σν τος γαπητος μν  Βαρνβ κα Παλ, νθρποις παραδεδωκάσιν τν ψυχν ατν  πρ το νματος το Κυρου μν ησο Χριστο
L' interprétation ecclésiastique veut que les « hommes qui ont exposé leurs vies pour le nom de notre Seigneur Jesus Christ »  soient Paul et Barnabé (Jean Chrysostome , Homélies 33 sur Actes). Mais la teneur de la présente version nous engage à croire qu'il est fait ici référence aux émissaires de la communauté nazaréenne de Jérusalem. Actes chapitre 15 tel qu'il était lu par Marius Victorinus (4e siècle) était certainement semblable au codex Sinaiticus au verset 24 et au codex Bezae au verset 25 ( et peut-être aussi au verset 2 ) sans contenir, de toute évidence , au verset 41 l'interpolation bézaenne qui veut que Paul ait transmis fidèlement les prescriptions de Jacques et des Anciens. Autrement, on ne verrait pas comment il aurait pu dire dans son commentaire sur l' épître aux Galates que Jacques « n’est pas un Apôtre et peut aussi être dans l’hérésie » en raison du fait qu' il fut , dit Marius , « le premier à Jérusalem à maintenir qu’il devait accepter ceci : prêcher Christ et vivre comme les Juifs, faisant tout ce que la Loi des Juifs commande » et qu' il était activement impliqué dans la propagation de l' évangile de la Torah, celle qui fut combattue par Paul. Le chapitre 21 du livre des Actes selon le codex Bezae mérite aussi d' être considéré. Les doutes que nous avons émis ailleurs sur l' authenticité de certains détails de ce chapitre suivant sa version commune y sont en effet confirmés.  D' après Ac 21:20 du codex Bezae, les Anciens ne louèrent pas Dieu en apprenant tout ce qu' il fit parmi les nations à travers le ministère de Paul. A contrario, c'est dans le zèle des nazaréens de Jérusalem pour la Torah que réside, pour les Anciens, la « gloire du Seigneur » :
« Quand ils l'eurent entendu, ils glorifièrent le Seigneur en disant: Tu vois, frère, combien de myriades de croyants sont en Judée,  et tous ceux là sont zélés pour la Loi! » (ο δ κοσαντες δόξασαν τὸν Κύριον, ειπόντες  [..] Θεωρεῖς, ἀδελφέ, πόσαι μυριάδες εἰσὶν ἐν τῇ Ἰουδαίᾳ τῶν πεπιστευκότων,  καὶ πάντες τοῦτοι ζηλωταὶ τοῦ νόμου ὑπάρχουσι ) (Ac 21:20 codex Bezae)
Le texte, suivant cette variante, présente l'avantage de ne pas induire le lecteur en erreur à propos des sentiments des Anciens envers Paul. L'on peut même être certain que la censure de ce texte dans les autres manuscrits a pour raison la mention positive par les Anciens de l'observance de la  loi, tenue pour surannée dans la doctrine paulinienne dont a hérité le pagano-christianisme . Mieux encore : ce ne sont plus quelques « judaïsants » marginaux qui propagent la rumeur de l' apostasie paulinienne vis à vis de la Torah mais les myriades de membres de l' église de Jérusalem qui font montre d' hostilité envers Paul comme l' atteste le texte qui se poursuit ainsi : 
« Or, ils ont raconté à ton sujet que tu enseignes à ceux parmi des nations qui sont juifs l' apostasie vis à vis de Moïse : ne pas circoncire les enfants ni marcher selon les coutumes » ( κατηκησαν δε περει σου οτι αποστασιαν διδασκεισ απο μωσεωσ τουσ κατα εθνη εισιν ιουδαιοισ  μη περιτεμνειν αυτουσ τα τεκνα  μητε εν  τοισ εθνεσιν αυτου περιπατειν ) (Ac 21:21 codex Bezae)
Au lieu de s'attarder, au verset 16, à parler de tout le soutien dont Paul bénéficiait de la part des « disciples césaréens » et d' un certain chypriote du nom de « Mnason », la version bézaenne ne mentionne qu'en deux mots le passage de Paul à Césarée pour reprendre immédiatement le récit au verset 18.  Le verset 17, une interpolation qui prétend relater l' accueil chaleureux de Paul par la communauté jérusalémite, n'est pas intégré au texte du codex Bezae. Est-ce à dire que le texte bézaen d' Ac 21 est dépourvu de tout remaniement ? A l' évidence non.  Quand on y fait dire par exemple aux Anciens au verset 25 qu' « a l'égard des païens qui ont cru,  ils n'ont rien à dire devant toi ; nous mêmes avons écrit en jugeant  qu'ils n'avaient rien à observer de cela sinon de s'abstenir des viandes sacrifiées aux idoles, du sang, et de l'impudicité  » l'on ne voit pas pourquoi cette version aurait été modifiée en faveur de la leçon majoritaire où il est dit simplement  :
«  A l'égard des païens qui ont cru, nous avons décidé et nous leur avons écrit qu'ils eussent à s'abstenir des viandes sacrifiées aux idoles, du sang, des animaux étouffés, et de l'impudicité »
Les autres erreurs historiques que le manuscrit contient sont quant à elles aussi retrouvés dans les autres versions et sont dû soit à l' auteur des Actes lui-même soit à des copistes qui falsifièrent très tôt le texte. C'est le cas notamment du discours prêté à Pierre en Actes 15 qui, de toute évidence, fut en réalité celui que Paul tint. Il est curieux en effet que, dans le compte rendu traditionnel du concile de Jérusalem, Paul n' évoque que les « prodiges  et merveilles que Dieu avait faits par leur moyen » , à lui et à Barnabé ,  « au milieu des païens  » et que rien ne soit mentionné d' autre à propos de ce qu' il aurait pu y dire ,  alors qu' en Gal 2:2 , il déclare ceci expressément : « Je leur exposai l' évangile que je prêche parmi les païens, je l'exposai en particulier à ceux qui sont les plus considérés, afin de ne pas courir ou avoir couru en vain  ». Encore plus étrange est le fait qu'en Ac 15, Pierre s'exprime en tenant des propos remarquablement pauliniens et que sa présence à Antioche, où un différend est survenu entre lui et Paul (Gal 2:11-14),  ne soit jamais évoquée . En Gal 2:7, par exemple, Paul se prétend l' unique « Apôtre des gentils » et déclare que Pierre et les autres ne sont que les « Apôtres des circoncis ».  En Ac 15:7, par contre, c' est Pierre qui affirme que « Dieu fit un choix » parmi les Apôtres , « afin que », par sa bouche, « les nations entendissent la parole de l' évangile et qu'ils crussent ». En Ac 15:8-11, Pierre déclare que juifs et gentils sont sous la grâce et non sous la loi , et que tous sont sauvés par la foi uniquement tandis qu' en Gal 2:15-21 Paul s'insurge contre Pierre qui aurait cru exactement le contraire.  En Ac 15:10, Pierre dit des judaïsants qu'ils veulent « imposer » le « joug » de la loi aux gentils qui curent. Non seulement Paul parle t-il de la Torah comme d' un « joug » (Gal 5,1), mais il reproche aussi à Pierre en personne de « contraindre les païens à judaïser » (Gal 2,14). Le remaniement du récit en Ac 15, en sorte que la théologie pétrinienne, en réalité judaïsante, passe pour conforme à l'évangile paulinien, est flagrant.   

D' aucuns interprétant le décret apostolique ( Ac 15:23-29 ) comme la preuve du dénigrement de la doctrine judaïsante par les hauts membres de l' église de Jérusalem, il serait judicieux d' en expliciter le sens. Un détail qui mériterait premièrement d' être noté est  la présence d'une prescription additionnelle dans le Codex Bezae  : 
«  Et tout ce qu'ils ne veulent pas qu'il leur arrive:  ne le faites pas à d' autres » ( Ac 15,21 codex Bezae )
Les versions bézaenne et majoritaire précisent ensuite que ces « païens qui se convertissent à Dieu » allaient participer au culte synagogal lors duquel la Torah leur sera prêchée et enseignée (Ac 15:21). L'on perçoit la proximité de l' enseignement talmudique qui rapporte dans un contexte similaire qu' Hillel l' Ancien, décédé quelques décennies avant le concile de Jérusalem, déclara à un gentil qui souhaitait se faire Prosélyte : «  Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît, voilà toute la Torah , le reste n'est que commentaire. Va et étudie ! » ( דעלך סני לחברך לא תעביד זו היא כל התורה כולה ואידך פירושה היא זיל גמור ) (Talmud Chabbat 31a). Cela indique que le décret apostolique , qui s' appuie sur l' enseignement traditionnel juif , loin de refuser aux gentils le droit à la conversion au judaïsme , l' encourage en réalité puisque l' on y énonce tout d' abord le résumé de la loi à l' adresse des croyants issus des nations auxquels la Torah dans son entièreté sera ensuite prêchée et inculquée. Il est remarquable que Jacques énonce ici la règle d' or dans sa forme négative , reprenant verbatim l' enseignement d' Hillel, et non selon la forme positive telle qu' on la retrouve dans les évangiles (Mt 7:12, Lc 7:21). C'est probablement la raison de la censure du texte dans la version majoritaire. En ce cas, les  prescriptions du décret apostolique sont, non pas une fin en soi, mais le minimum que ces prosélytes potentiels devaient observer. Autrement dit, le décret ne fait que prescrire le strict nécessaire exigé afin que ces gentils, irrésolus de devenir juifs et encore sceptiques quant à la vocation salvifique de la Torah, aient librement accès à la synagogue et la communauté juive, et non le moyen par lequel ils seraient justifiés devant Dieu. Les commandements noa'hides, repris par le décret apostolique, servent surtout dans les sources rabbiniques, anciennes et plus tardives, à définir les limites des interactions sociales autorisées entre juifs et gentils ( Talmud Avoda Zara 64a-b, Mischneh Torah Avodat Ko'havim chapitre 10 ) et constituaient les seules lois dont la transgression par les non-convertis vivant au milieu des juifs pouvait entraîner des sanctions de la part des tribunaux religieux juifs ( Tossefta Avoda Zara 8,4 ).  Nous comprenons alors qu' au lieu de confirmer la doctrine paulinienne de l' abrogation de la Torah, le décret apostolique ne fait en réalité qu' appuyer la position « judaïsante ».  Paul, quoi qu' il en dise, s' est-il sans doute rétracté de sa position radicalement antinomiste lors de la dispute de Jérusalem en obtempérant à la décision des Apôtres mais changea d'avis peu de temps après, entraînant avec lui ses sectateurs non-juifs, lorsque les émissaires de Jacques, chargés de s' assurer de son orthodoxie, vinrent à Antioche ( Ac 15:27, Gal 2:12 ). La prohibition du sang et de la chair de bêtes étouffées que le décret apostolique impose aux gentils ne peut en effet que contrarier la « liberté » que proclame l' évangile paulinien (1 Cor 8:8,  Rom 4:17, Col 2:16-17).  Pierre, en tant que juif respectueux de la Torah et certainement pas pour des motifs hypocrites comme il est déclaré en Gal 2:10-13, estima alors qu' il devait cesser de se mêler avec les disciples de Paul dès lorsque ceux-ci rejetèrent ce qui fut précédemment convenu à Jérusalem ( Gal 2:12 ).

                                                                                                                 Menahem
                                                                                           contact : menahem.netsari@gmail.com

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