Nous tenons pour certain le fait
que Paul et l' église primitive de Jérusalem furent opposés (voir l' étude : le problème avec Paul de Tarse). Les rédacteurs
du texte des Actes et ses falsificateurs successifs s' efforcèrent tant bien
que mal de passer sous silence ce violent dissentiment. Notre propos est d'en
apporter la preuve additionnelle au moyen des variantes que présentent les
manuscrits anciens qui méritent d' être examinés.
Voyons en premier lieu Ac 15,24 où l' on retrouve l'
une des preuves flagrantes de cette « pieuse falsification ». Le texte
byzantin , sur lequel se base le texte reçu , dit :
« Parce que nous avons entendu que quelques-uns étant partis d'entre nous, vous ont troublés par certains discours, agitant vos âmes, en vous commandant d'être circoncis, et de garder la Loi, sans que nous leur en eussions donné aucun ordre »
Il est clair que Jacques et les anciens sont mis du
côté de Paul. De plus, cette version incite à croire qu'ils n'avaient rien à
voir avec la doctrine « judaïsante ». Le Papyrus 45 et le texte Alexandrin
, en omettant la mention de la circoncision et de l' observance de la Torah,
concordent avec le texte du codex Bezae :
« Parce que nous avons entendu que quelques-uns étant partis d'entre nous, vous ont troublés par certains discours, agitant vos âmes, sans que nous leur en eussions donné aucun ordre » (Επειδη ηκουσαμεν οτι τινεσ εξ ημων εταραξαν υμασ λογοισ ανασκευαζοντεσ τασ ψυχασ υμων οισ ου διεστειλαμεθα)
Bien que ne contenant pas la phrase interpolée, cette
leçon est semblable à la précédente en ce qu' elle prête à Jacques des propos
où il évoque avec désapprobation les agissements de ces individus , partis, y
est il dit , sans qu' on leur en a donné l' ordre. Il en est cependant
autrement dans le Codex Sinaiticus qui contient une bien curieuse variante et
où l'on ne retrouve également pas l' interpolation :
« Ayant appris que quelques uns d' entre vous vous ont perplexé par leurs discours et ont perverti vos âmes, eux auxquels nous n'avions donné aucun ordre » (Επιδε ηκουσαμεν οτι τινεσ εξ υμω εταραξαν υμασ λογοισ ανασκευαζοτεσ τασ ψυχασ υμω οισ ου διεστιλαμεθα)
La leçon sinaïtique, nettement authentique, rejoint ce
que l' on sait grâce aux écrits de Paul. Ce ne sont donc pas les judaïsants qui
sont réprouvés ou qui agirent sans l'autorisation de Jacques, mais Paul et ses
compagnons qui « pervertirent » leurs ouailles rendues « perplexes » à l'
évangile de la Torah. Il convient de noter à l' adresse de ceux qui en
douteraient qu' ἐτάραξαν (etaraxan), vulgairement traduit par « troubler » en Ac 15:24
, peut prendre le sens de « perpléxer quelqu’ un par la suggestion
d'hésitations ou de doutes » selon le lexique grec de Thayer d' après lequel ἀνασκευάζοντες (anaskeuzontes),
traduit par « agiter », « troubler » ou
« bouleverser » dans les versions francophones d' Ac 15:24 , revêt le
sens de « pervertir », en particulier dans le présent passage où
« il se réfère à des individus avec une théologie erronée et qui tentent
de réarranger la théologie des autres ». Que le message de Paul ait
été contraire à celui des Apôtres et des Anciens est de plus appuyé par Ac 15,2
suivant le Codex Bezae :
« Alors ceux qui étaient venus de Jérusalem enjoignirent à Paul et Barnabé ainsi que quelques autres de monter à Jérusalem vers les apôtres et les anciens pour qu'ils soient jugés devant eux concernant cette question » (οἱ δὲ ἐληλυθότες ἀπὸ Ἰερουσαλὴμ παρήγγειλαν αὐτοῖς τῷ Παύλῳ καὶ Βαρναβᾷ καὶ τισιν ἄλλοις ἀναβαίνειν πρὸς τοὺς ἀποστόλους καὶ πρεσβυτέρους εἰς Ἰερουσαλὴμ ὅπως κριθῶσιν ἐπ' αὐτοῖς περὶ τοῦ ζητήματος τούτου)
Nous ne sommes pas surpris que le texte ait été
modifié dans les autres manuscrits. Pour quelle raison en effet Paul
comparaîtrait-il devant le tribunal apostolique ? Ne seraient-ce plutôt pas ces
« judaïsants », impies et hérétiques qu'ils furent aux yeux de l'orthodoxie
chrétienne, qui méritent d' être jugés et frappés d' anathème par les plus
hautes instances de l' église primitive ? L'enseignement ecclésiastique, qui
veut donner l'impression d'une église idyllique à l'origine ne serait-elle pas
ruinée par cette version des faits ? Il semble bien que dans l' original, en
l'ocurrence représenté par la leçon « bézaenne », ce fut l' évangile
proclamé par les judaïsants qui était conforme à la position officielle de l'
église de Jérusalem , raison pour laquelle ces « hommes descendus de Judée »
(Ac 15:1) furent si sûrs d' eux-mêmes qu' ils décidèrent de traduire Paul
devant le tribunal apostolique. Cependant, le codex Bezae ne s' arrête
pas là ; « vos bien-aimés » figure à la place de « nos bien-aimés » en Ac 15,25
au point que l'on ne voit plus Jacques et les Anciens témoigner de la moindre
affection pour l' auto-proclamé « Apôtre des gentils » :
« Il nous a semblé bon, étant tous d'accord , de choisir parmi nous des hommes, de vous les envoyer avec vos bien-aimes Barnabé et Paul, des hommes qui ont exposé leurs vies pour le nom de notre Seigneur Jésus Christ » ( ἔδοξεν ἡμῖν γενομένοις ὁμοθυμαδὸν, ἐκλεξαμένους ἄνδρας πέμψαι πρὸς ὑμᾶς σὺν τοῖς ἀγαπητοῖς ὑμῶν Βαρνάβᾳ καὶ Παύλῳ, ἀνθρώποις παραδεδωκάσιν τὴν ψυχὴν αὐτῶν ὑπὲρ τοῦ ὀνόματος τοῦ Κυρίου ἡμῶν Ἰησοῦ Χριστοῦ )
L' interprétation ecclésiastique veut que les « hommes
qui ont exposé leurs vies pour le nom de notre Seigneur Jesus Christ »
soient Paul et Barnabé (Jean Chrysostome , Homélies 33 sur Actes). Mais la
teneur de la présente version nous engage à croire qu'il est fait ici référence
aux émissaires de la communauté nazaréenne de Jérusalem. Actes chapitre 15 tel
qu'il était lu par Marius Victorinus (4e siècle) était certainement
semblable au codex Sinaiticus au verset 24 et au codex Bezae au verset 25 ( et
peut-être aussi au verset 2 ) sans contenir, de toute évidence , au verset 41
l'interpolation bézaenne qui veut que Paul ait transmis fidèlement les
prescriptions de Jacques et des Anciens. Autrement, on ne verrait pas comment
il aurait pu dire dans son commentaire sur l' épître aux Galates que Jacques «
n’est pas un Apôtre et peut aussi être dans l’hérésie » en raison du fait qu'
il fut , dit Marius , « le premier à Jérusalem à maintenir qu’il devait
accepter ceci : prêcher Christ et vivre comme les Juifs, faisant tout ce que la
Loi des Juifs commande » et qu' il était activement impliqué dans la
propagation de l' évangile de la Torah, celle qui fut combattue par Paul. Le
chapitre 21 du livre des Actes selon le codex Bezae mérite aussi d' être
considéré. Les doutes que nous avons émis ailleurs sur l' authenticité de
certains détails de ce chapitre suivant sa version commune y sont en effet
confirmés. D' après Ac 21:20 du codex Bezae, les Anciens ne louèrent pas
Dieu en apprenant tout ce qu' il fit parmi les nations à travers le ministère
de Paul. A contrario, c'est dans le zèle des nazaréens de Jérusalem pour la
Torah que réside, pour les Anciens, la « gloire du Seigneur » :
« Quand ils l'eurent entendu, ils glorifièrent le Seigneur en disant: Tu vois, frère, combien de myriades de croyants sont en Judée, et tous ceux là sont zélés pour la Loi! » (οἱ δὲ ἀκούσαντες ἐδόξασαν τὸν Κύριον, ειπόντες [..] Θεωρεῖς, ἀδελφέ, πόσαι μυριάδες εἰσὶν ἐν τῇ Ἰουδαίᾳ τῶν πεπιστευκότων, καὶ πάντες τοῦτοι ζηλωταὶ τοῦ νόμου ὑπάρχουσι ) (Ac 21:20 codex Bezae)
Le texte, suivant cette variante, présente l'avantage
de ne pas induire le lecteur en erreur à propos des sentiments des Anciens
envers Paul. L'on peut même être certain que la censure de ce texte dans les
autres manuscrits a pour raison la mention positive par les Anciens de
l'observance de la loi, tenue pour surannée dans la doctrine paulinienne
dont a hérité le pagano-christianisme . Mieux encore : ce ne sont plus quelques
« judaïsants » marginaux qui propagent la rumeur de l' apostasie paulinienne
vis à vis de la Torah mais les myriades de membres de l' église de Jérusalem
qui font montre d' hostilité envers Paul comme l' atteste le texte qui se
poursuit ainsi :
« Or, ils ont raconté à ton sujet que tu enseignes à ceux parmi des nations qui sont juifs l' apostasie vis à vis de Moïse : ne pas circoncire les enfants ni marcher selon les coutumes » ( κατηκησαν δε περει σου οτι αποστασιαν διδασκεισ απο μωσεωσ τουσ κατα εθνη εισιν ιουδαιοισ μη περιτεμνειν αυτουσ τα τεκνα μητε εν τοισ εθνεσιν αυτου περιπατειν ) (Ac 21:21 codex Bezae)
Au lieu de s'attarder, au verset 16, à parler de tout
le soutien dont Paul bénéficiait de la part des « disciples césaréens » et d'
un certain chypriote du nom de « Mnason », la version bézaenne ne
mentionne qu'en deux mots le passage de Paul à Césarée pour reprendre
immédiatement le récit au verset 18. Le verset 17, une interpolation qui
prétend relater l' accueil chaleureux de Paul par la communauté jérusalémite,
n'est pas intégré au texte du codex Bezae. Est-ce à dire que le texte bézaen d'
Ac 21 est dépourvu de tout remaniement ? A l' évidence non. Quand on y
fait dire par exemple aux Anciens au verset 25 qu' « a l'égard des païens qui
ont cru, ils n'ont rien à dire devant toi ; nous mêmes
avons écrit en jugeant qu'ils n'avaient rien à observer de cela
sinon de s'abstenir des viandes sacrifiées aux idoles, du sang, et de
l'impudicité » l'on ne voit pas pourquoi cette version aurait été
modifiée en faveur de la leçon majoritaire où il est dit simplement :
« A l'égard des païens qui ont cru, nous avons décidé et nous leur avons écrit qu'ils eussent à s'abstenir des viandes sacrifiées aux idoles, du sang, des animaux étouffés, et de l'impudicité »
Les autres erreurs historiques que le manuscrit
contient sont quant à elles aussi retrouvés dans les autres versions et sont dû
soit à l' auteur des Actes lui-même soit à des copistes qui falsifièrent très
tôt le texte. C'est le cas notamment du discours prêté à Pierre en Actes 15
qui, de toute évidence, fut en réalité celui que Paul tint. Il est curieux en
effet que, dans le compte rendu traditionnel du concile de Jérusalem, Paul n'
évoque que les « prodiges et merveilles que Dieu avait faits par leur
moyen » , à lui et à Barnabé , « au milieu des païens » et que rien
ne soit mentionné d' autre à propos de ce qu' il aurait pu y dire , alors
qu' en Gal 2:2 , il déclare ceci expressément : « Je leur exposai l' évangile
que je prêche parmi les païens, je l'exposai en particulier à ceux qui sont les
plus considérés, afin de ne pas courir ou avoir couru en vain ». Encore
plus étrange est le fait qu'en Ac 15, Pierre s'exprime en tenant des propos
remarquablement pauliniens et que sa présence à Antioche, où un différend est
survenu entre lui et Paul (Gal 2:11-14), ne soit jamais évoquée . En Gal
2:7, par exemple, Paul se prétend l' unique « Apôtre des gentils » et déclare
que Pierre et les autres ne sont que les « Apôtres des circoncis ». En Ac
15:7, par contre, c' est Pierre qui affirme que « Dieu fit un choix » parmi les
Apôtres , « afin que », par sa bouche, « les nations entendissent la parole de
l' évangile et qu'ils crussent ». En Ac 15:8-11, Pierre déclare que juifs et
gentils sont sous la grâce et non sous la loi , et que tous sont sauvés par la
foi uniquement tandis qu' en Gal 2:15-21 Paul s'insurge contre Pierre qui
aurait cru exactement le contraire. En Ac 15:10, Pierre dit des
judaïsants qu'ils veulent « imposer » le « joug » de la loi aux gentils qui
curent. Non seulement Paul parle t-il de la Torah comme d' un « joug » (Gal
5,1), mais il reproche aussi à Pierre en personne de « contraindre les païens à
judaïser » (Gal 2,14). Le remaniement du récit en Ac 15, en sorte que la
théologie pétrinienne, en réalité judaïsante, passe pour conforme à l'évangile
paulinien, est flagrant.
D' aucuns interprétant le décret apostolique ( Ac
15:23-29 ) comme la preuve du dénigrement de la doctrine judaïsante par les
hauts membres de l' église de Jérusalem, il serait judicieux d' en expliciter
le sens. Un détail qui mériterait premièrement d' être noté est la
présence d'une prescription additionnelle dans le Codex Bezae :
« Et tout ce qu'ils ne veulent pas qu'il leur arrive: ne le faites pas à d' autres » ( Ac 15,21 codex Bezae )
Les versions bézaenne et majoritaire précisent ensuite
que ces « païens qui se convertissent à Dieu » allaient participer au culte
synagogal lors duquel la Torah leur sera prêchée et enseignée (Ac 15:21). L'on
perçoit la proximité de l' enseignement talmudique qui rapporte dans un
contexte similaire qu' Hillel l' Ancien, décédé quelques décennies avant le
concile de Jérusalem, déclara à un gentil qui souhaitait se faire Prosélyte :
« Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît, voilà
toute la Torah , le reste n'est que commentaire. Va et étudie ! » ( דעלך סני
לחברך לא תעביד זו היא כל התורה כולה ואידך פירושה היא זיל גמור )
(Talmud Chabbat 31a). Cela indique que le décret apostolique , qui s' appuie
sur l' enseignement traditionnel juif , loin de refuser aux gentils le droit à
la conversion au judaïsme , l' encourage en réalité puisque l' on y énonce tout
d' abord le résumé de la loi à l' adresse des croyants issus des nations
auxquels la Torah dans son entièreté sera ensuite prêchée et inculquée. Il est
remarquable que Jacques énonce ici la règle d' or dans sa forme négative ,
reprenant verbatim l' enseignement d' Hillel, et non selon la forme positive
telle qu' on la retrouve dans les évangiles (Mt 7:12, Lc 7:21). C'est
probablement la raison de la censure du texte dans la version majoritaire. En
ce cas, les prescriptions du décret apostolique sont, non pas une fin en
soi, mais le minimum que ces prosélytes potentiels devaient observer. Autrement
dit, le décret ne fait que prescrire le strict nécessaire exigé afin que ces
gentils, irrésolus de devenir juifs et encore sceptiques quant à la vocation
salvifique de la Torah, aient librement accès à la synagogue et la communauté
juive, et non le moyen par lequel ils seraient justifiés devant Dieu. Les
commandements noa'hides, repris par le décret apostolique, servent surtout dans
les sources rabbiniques, anciennes et plus tardives, à définir les limites des
interactions sociales autorisées entre juifs et gentils ( Talmud Avoda Zara
64a-b, Mischneh Torah Avodat Ko'havim chapitre 10 ) et constituaient les seules
lois dont la transgression par les non-convertis vivant au milieu des juifs
pouvait entraîner des sanctions de la part des tribunaux religieux juifs (
Tossefta Avoda Zara 8,4 ). Nous comprenons alors qu' au lieu de confirmer
la doctrine paulinienne de l' abrogation de la Torah, le décret apostolique ne
fait en réalité qu' appuyer la position « judaïsante ». Paul, quoi qu' il
en dise, s' est-il sans doute rétracté de sa position radicalement antinomiste
lors de la dispute de Jérusalem en obtempérant à la décision des Apôtres mais
changea d'avis peu de temps après, entraînant avec lui ses sectateurs
non-juifs, lorsque les émissaires de Jacques, chargés de s' assurer de son
orthodoxie, vinrent à Antioche ( Ac 15:27, Gal 2:12 ). La prohibition du sang
et de la chair de bêtes étouffées que le décret apostolique impose aux gentils
ne peut en effet que contrarier la « liberté » que proclame l' évangile
paulinien (1 Cor 8:8, Rom 4:17, Col 2:16-17). Pierre, en tant que juif
respectueux de la Torah et certainement pas pour des motifs hypocrites comme il
est déclaré en Gal 2:10-13, estima alors qu' il devait cesser de se mêler avec
les disciples de Paul dès lorsque ceux-ci rejetèrent ce qui fut précédemment
convenu à Jérusalem ( Gal 2:12 ).
Menahem
contact : menahem.netsari@gmail.com
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