dimanche 31 juillet 2016

Un regard nazaréen sur la Torah orale ( première partie )


La Torah orale : de l'ère prophétique à la destruction du deuxième Temple

La Torah orale, depuis sa révélation au Sinaï , fut transmise oralement de maître à élève et fut enrichie par les commentaires et les décrets promulgués par les sages avant qu' elle ne soit finalement compilée dans le but de la préserver : c’est ce qui donna la Mishnah, la Tossefta et  la Baraïta , les trois sources majeures de la loi orale ,  ainsi que d' autres ouvrages. Pendant les siècles qui suivirent la rédaction de la Mishnah ( fin IIème siècle ), la loi orale fut amplement expliquée dans les académies rabbiniques de Galilée et de Babylone. La compilation de ces commentaires forme la Guémara. La Mishnah et la Guémara constituent le Talmud dont on distingue deux versions : le Talmud de Jérusalem (400 EC), qui enregistre les commentaires des Rabbins du pays d’Israël  , et le Talmud de Babylone (500 EC) qui contient l’explication des sages de Babylone.  

C’est une erreur que de supposer qu'il n'existe aucune allusion à la loi orale dans l’ écriture. Au contraire, l'existence d'instructions orales concomitantes au code écrit peut être démontrée à partir d'un certain nombre de versets bibliques tel que le passage qui suit :  " Mais le septième jour est le jour du repos de l' Eternel, ton Dieu: tu ne feras aucun ouvrage, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni ton bétail, ni l'étranger qui est dans tes portes " (ויום השביעי שבת ׀ ליהוה אלהיך לא־תעשה כל־מלאכה אתה ׀ ובנך־ובתך עבדך ואמתך ובהמתך וגרך אשר בשעריך) ( Exode XX :10 ). Que constitue un "ouvrage" ? La réponse n'est pas donnée explicitement dans la Torah écrite. Cependant, on voit que Néhémie s'est appuyé sur la loi orale lorsqu' il chassa les marchands qui vendaient leurs produits à Jérusalem le septième jour,  déclarant une telle activité illégale ( Néhémie XIII:15-22 ). En effet , l' achat et la vente figurent parmi la liste des ouvrages interdits pendant le Chabbat telle qu' on la retrouve dans la Mishnah (Mishnah Chabbat VII:2). 

De plus , la loi écrite stipule que la sanction qui doit être infligée à ceux qui profanent l'ordonnance sabbatique est la lapidation ( Nombres XXXV:15 ). D'un point de vue strictement scripturaire,  le fait que Néhémie se soit contenté de les " avertir " en leur disant qu'il "mettrait la main" sur eux s' il leur arrivait de " le refaire " ne suffisait donc pas. Nous savons néanmoins que Néhémie a agi dans la plus parfaite légalité étant donné la loi orale ne permet pas l'exécution de coupables qui n'ont pas reçu d' avertissement ( hatra'ah ) préalable ( Mishnah Makkoth I:8 ; Sanhédrin V:1 ; Talmud Bavli Sanhédrin 8b , 40b ; Makkoth 6b ). D'ailleurs, l'interdit sabbatique du commerce, quoique non indiqué dans le texte écrit de la loi, est considéré comme un commandement divin d'origine sinaïtique en Néhémie X,28-30 : " Et ils promirent avec serment et jurèrent de marcher dans la loi de Dieu donnée par Moïse, serviteur de Dieu, d'observer et de mettre en pratique tous les commandements de l' Eternel, notre Seigneur, ses ordonnances et ses lois. Nous promîmes de ne pas donner nos filles aux peuples du pays et de ne pas prendre leurs filles pour nos fils; de ne rien acheter, le jour du sabbat et les jours de fête, des peuples du pays qui apporteraient à vendre, le jour du sabbat, des marchandises ou denrées quelconques ; et de faire relâche la septième année, en n'exigeant le paiement d'aucune dette " (ובשבועה ללכת בתורת האלהים אשר נתנה ביד משה עבד־האלהים ולשמור ולעשות את־כל־מצות יהוה אדנינו ומשפטיו וחקיו ואשר לא־נתן בנתינו לעמי הארץ ואת־בנתיהם לא נקח לבנינו ) (Néhémie X:29-30)

Autre exemple : Lorsqu' une partie du peuple juif retourna de l' exil babylonien , Ezra le scribe ordonna ceci à tous ceux épousèrent des étrangères : " Oui, dès maintenant, contractons avec notre Dieu l'engagement de renvoyer toutes ces femmes et les enfants nés d'elles, conformément au conseil de mon seigneur et de ceux qui sont zélés pour le commandement de notre Dieu. Que tout se passe selon la loi ( Torah ) " (ועתה נכרת־ברית לאלהינו להוציא כל־נשים והנולד מהם בעצת אדני והחרדים במצות אלהינו וכתורה יעשה׃)  ( Ezra X:3 ). Que ces non-juives soient renvoyées, on peut le comprendre,  mais pourquoi chasser également les enfants nés d'elles ? Ce passage indique que " selon la Torah ", les enfants nés d' un père juif et d' une mère non-juive n'appartiennent pas au peuple juif. Mais puisque rien n'est dit explicitement à ce propos dans la Pentateuque , cela signifie obligatoirement que ce dont il fait référence ici est la Torah orale qui enseigne que l' identité juive se transmet par la mère ( Mishnah Kidoushîn III:12 ). Les adeptes de certains courants karaïtes pourraient objecter à cela que l' on est juif par les deux parents. Nous leur répondrons que rien de tel n'est exigé dans la Torah écrite qu' ils considèrent pourtant comme l' unique source halakhique.

L' existence de la loi orale peut aussi être inférée en Lévitique XVI:31 où nous lisons en référence au jour du Grand Pardon :  " Ce sera pour vous un sabbat, un jour de repos, et vous vous affligerez vos âmes. C'est une loi perpétuelle " ( שבת שבתון היא לכם ועניתם את־נפשתיכם חקת עולם ) ( Lévitique XVI:31 ). Que veut dire " s'affliger l'âme " ? Faudrait-il, comme le font les Chiites lors de l' Achoura, se flageller jusqu' au sang ?  Bien que là encore , la réponse n' est fournie nul part dans la Torah écrite , c'est la Torah orale qui explique qu' il est prohibé ,  le jour de Kippour , " de manger , de boire , de se laver , de s' oindre , de mettre des sandales en cuir , et d' avoir des relations sexuelles " ( אסור באכילה ובשתיה וברחיצה ובסיכה ובנעילת הסנדל ובתשמיש המטה )  ( Mishnah Yoma VIII:1 ). Les karaïtes justifient leur observance du jeûne à Yom Kippour en citant des textes tels que Psaumes XXXV:13 , Ezra VIII:21 ou Isaïe LVIII:3. Cependant , il est clair que ces ouvrages qu' ils citent sont postérieurs à la Torah écrite . L'on se pose alors la question  : Sans la Torah orale ou  des éclaircissements non-écrits , comment les Israélites qui vécurent avant David , Ezra ou le prophète Isaïe savaint-ils que s' affliger l' âme à Yom Kippour signifie jeûner ? Qui plus est , Psaumes XXXV:13 , où David déclare  qu' il s'affligea son âme " par le jeûne " ( בצום ) , suggère que l' âme , c'est à dire l' être , peut être affligée autrement que par l' abstention d' aliments ou de boissons. Exode I:11 confirme : " Ils établirent sur lui des chefs de corvées, afin de l'accabler [ littéralement : affliger ] par des travaux pénibles ( 'ânoto bésivlotam ) " ( וישימו עליו שרי מסים למען ענתו בסבלתם ) . Aussi , le terme  ענה ( 'ânah ) , traduit par " affliger " en Lévitique XVI:31 , dénote surtout dans les écritures la souffrance et n' est pas du tout synonyme de " jeûner " ( Genèse XV:13 , XVI:6 ;  Exode XXII:22 , Nombres XXIV:24 . Deutéronome XXII:24 , XXVI:6 , Juges XVI:19 ) .  

Citons enfin l'exemple de la légitimité de la dynastie davidique.  Nous savons que Ruth est l'une des matriarches fondatrices de cette lignée royale. Cependant, Ruth était d'origine Moabite et la Torah écrite est formelle : " L'Ammonite et le Moabite n'entreront point dans l'assemblée de l'Eternel , même à la dixième génération et à perpétuité " (לא־יבא עמוני ומואבי בקהל יהוה גם דור עשירי לא־יבא להם  בקהל יהוה עד־עולם) ( Deutéronome XXIII:3 ). Le terme "Moavi" (מואבי) en hébreu est équivoque car il peut signifier Moabite au masculin comme il peut servir de désignation générique pour tous les descendants de Moab sans distinction de sexe. La Torah orale explique cependant qu'il ne s' agit ici que de " l' homme Ammonite et non de la femme Ammonite, de l' homme Moabite et non de la femme Moabite " ( עמוני ולא עמונית מואבי ולא מואבית ) ( Talmud Bavli Kétouvot 7b ). " L' Ammonite et le Moabite sont prohibés, et cette interdiction est éternelle. Cependant, leurs femmes sont immédiatement autorisées  " (עמוני ומואבי אסורים ואיסורן איסור עולם אבל נקבותיהם מותרות מיד) (Mishnah Yévamot VIII:3). Autrement dit,  la royauté davidique prend appui sur la Torah orale en ce que la légitimité de tous ses souverains, y compris le Messie Roi , en dépend.  

La littérature rabbinique nous apprend par ailleurs qu'une partie de la loi juive provient des prophètes et des sages, dont les décrets sont désignés " Torah " dans le chapitre 17 du Deutéronome : " Tu te conformeras à ce qu'ils te diront dans le lieu que choisira l'Eternel, et tu auras soin d'agir d'après tout ce qu'ils t'enseigneront. Tu te conformeras à la loi (Torah) qu'ils t'enseigneront et à la sentence qu'ils auront prononcée; tu ne te détourneras de ce qu'ils te diront ni à droite ni à gauche. L'homme qui, par orgueil, n'écoutera pas le sacrificateur placé là pour servir l'Eternel, ton Dieu, ou qui n'écoutera pas le juge, cet homme sera puni de mort. Tu ôteras ainsi le mal du milieu d'Israël, afin que tout le peuple entende et craigne, et qu'il ne se livre plus à l'orgueil. " (ועשית על־פי הדבר אשר יגידו לך מן־המקום ההוא אשר יבחר יהוה ושמרת לעשות ככל אשר יורוך : על־פי התורה אשר יורוך ועל־המשפט אשר־יאמרו לך תעשה לא תסור מן־הדבר אשר־יגידו לך ימין ושמאל׃ והאיש אשר־יעשה בזדון לבלתי שמע אל־הכהן העמד לשרת שם את־יהוה אלהיך או אל־השפט ומת האיש ההוא ובערת הרע מישראל׃ וכל־העם ישמעו ויראו ולא יזידון עוד׃ )  ( Deutéronome XVII:10-13 ). La prescription de certaines de ces lois est rapportée dans le texte écrit même ( Esther IX:27 , 1 Samuel XXX:25 , 2 Chroniques VIII:17 et Nehémie XII:45 cf. 1 Chroniques XXIII:6). D'autres, qui ne sont que brièvement évoquées dans la Bible, ne nous sont connues que par la tradition oralement transmise :" Ainsi parle l' Eternel des armées: Le jeûne du quatrième mois, le jeûne du cinquième, le jeûne du septième et le jeûne du dixième se changeront pour la maison de Juda en jours d'allégresse et de joie, en fêtes de réjouissance. " ( כה־אמר יהוה צבאות צום הרביעי וצום החמישי וצום השביעי וצום העשירי יהיה לבית־יהודה לששון ולשמחה ולמעדים טובים והאמת והשלום אהבו׃ ) (Zacharie VIII:19). Ces jeûnes sont expliqués en détail dans la Torah orale qui donne leurs dates précises et  qui rapporte qu'ils furent décrétés par les sages en commémoration d'évènements liés à la destruction du premier Temple et à l'Exil babylonien ( Mishnah Taanit IV:6-7, Talmud Bavli Rosh Hashanah 18b ).  

Les sources datant de la période dite intertestamentaire attestent que la transmission de la Torah orale ne fut pas interrompue avec la cessation de la prophétie mais continua tout au long de l’époque du second Temple. C’est le cas très tôt du texte de la Torah selon la LXX, lequel est basé sur une version grecque de la Pentateuque traduite vers 250 avant l'ère commune, qui révèle en certains endroits l’influence de la loi orale comme en Deutéronome VI:8 où les mots " entre tes yeux " ( בין עיניך ) sont traduits " au-dessus (πρ) de tes yeux " . Cette interprétation rejoint l’enseignement oral qui nous apprend que ce verset se réfère au téfline " shel rosh " (de la tête) qui est placé, non pas littéralement entre les yeux, mais sur le front ( Mishnah Méguilah IV:8 , Sifri sur le Deutéronome 75a ). De même, en Lévitique 23:11, la LXX suit la Torah orale en traduisant  " le lendemain du Chabbat " par " le lendemain du premier jour ", c'est à dire le jour suivant la Pâque  ( Lévitique XXIII:4-7 LXX ) ( Talmud Bavli Mena'hot 66a ). Le terme " Chabbat "  pouvant désigner à la fois le septième jour et les solennités en hébreu, les sectes sadducéenne et  essénienne, qui rejetaient la loi orale des pharisiens, attendaient le Dimanche qui suivait la Pâque pour débuter le décompte de l’Omer ( Mena’hot 65a-65b, Jubilés VII:17-22 ). 

Au IIè siècle avant l’ère commune, la lettre d’Aristée parle des téfilines et des mézouzot , des objets rituels dont ne retrouve la description que dans la Torah orale , comme de prescriptions divines révélées à Moïse ( Lettre d’ Aristée 158-159 ). 

Il y a lieu de mentionner aussi le livre de Judith, un ouvrage apocryphe daté de la même époque , qui relate qu’ "  Achior, voyant la puissance qu'exerçait le Dieu d'Israël, abandonna le culte des nations; il crut en Dieu, se circoncit, et fut incorporé au peuple d'Israël, ainsi que tous ses descendants, jusqu'au temps présent " (Judith XIV:6). Or, Achior fut un Ammonite qui selon la lecture littérale de la Torah écrite, n’avait pas le droit d’ " entrer dans la congrégation d’Israël " (Deutéronome XXIII:3). Il n'y a cependant aucune contradiction quand on sait que d'après la loi orale, cette interdiction ne concerne que le mariage avec des Hébreux et non la conversion au judaïsme ( Mishnah Qidoushîn chapitre 4 et Talmud Bavli Qidoushîn  77b ; Mishnah Yadayim IV:4 ).  

En déclarant dans le troisième livre de ses Antiquités que " Moïse établit les lois et leur indiqua (aux Israélites) ultérieurement d'une façon complète comment on devait les pratiquer " (Antiquités 3:5:6), Flavius Josèphe ( Ier siècle ) témoigne de l’existence d’instructions orales remontant à la révélation du Sinaï . L’auteur illustre ensuite ses propos en citant plusieurs détails clairement tirées de la loi orale. Il rapporte par exemple que " trente-neuf coups de fouet " est la sanction encourue pour certaines fautes  (Antiquités 4 :8 :21, 23). La Torah écrite affirme cependant qu’ " il lui en infligera quarante, sans plus " (Deutéronome 25:3). C’est la Torah orale qui limite la punition à " quarante coups moins un " (ארבעים  חסר  אחת) afin d’éradiquer le risque que les quarante coups maximum imposés par l’écriture soit excédées par erreur  (Mishnah Makkoth III:10 , Talmud Bavli Makkoth 22b). En Lévitique XXI:10 , le code écrit stipule que les prêtres " ne prendront point une femme prostituée ou déshonorée, ils ne prendront point une femme répudiée par son mari " ( אשה זנה וחללה לא יקחו ואשה גרושה מאישה לא יקחו ). La Torah orale ajoute à cette liste l’esclave et la captive ( Mishnah Qidoushîn IV:1, Mishnah Kétouvot II:9 ). Flavius Josèphe le confirme : " Moïse leur interdit aussi d'épouser une esclave ou une prisonnière de guerre " (Antiquités III:12:2). Josèphe évoque également la récitation deux fois par jour du " Chéma Israël " (Antiquités IV:8 :13) ( Mishnah Bérakhot I:1-5 ). Il parle en outre des téfilines comme des " plus grands bienfaits de Dieu " qui doivent être " portés visiblement sur le bras " , " l’ attestation de la mention écrite de la puissance et de la bonté de Dieu sur la tête et sur le bras " ( Antiquités IV:8:13 ).  " Les Pharisiens " , " les plus pieux " et " les interprètes les plus exacts de la loi " ( Guerre I:5:2), " avaient ", dit Flavius Josèphe, " introduit dans le peuple beaucoup de coutumes qu'ils tenaient des anciens, mais qui n'étaient pas inscrites dans les lois de Moïse, et que, pour cette raison, la secte des Sadducéens rejetait, soutenant qu'on devait ne considérer comme lois que ce qui était écrit, et ne pas observer ce qui était seulement transmis par la tradition " ( Antiquités XIII:10:6 ).



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