La cueillette des épis
« Il arriva,
un jour de sabbat, que Jésus traversa des champs de blé. Ses disciples, chemin
faisant, se mirent à arracher des épis. Les pharisiens lui dirent: Voici,
pourquoi font-ils ce qui n’est pas permis pendant le sabbat? Jésus leur
répondit: N’avez-vous jamais lu ce que fit David, lorsqu’il fut dans la
nécessité et qu’il eut faim, lui et ceux qui étaient avec lui; comment il entra
dans la maison de Dieu, du temps du souverain sacrificateur Abiathar, et mangea
les pains de proposition, qu’il n’est permis qu’aux sacrificateurs de manger,
et en donna même à ceux qui étaient avec lui! Puis il leur dit: Le sabbat a été
fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat, de sorte que le Fils de
l’homme est maître même du sabbat » (Marc 2 :23-28 = Luc
6 :1-5 et Matthieu 12 :1-7)
Jérôme, l’un des
pères de l’église catholique, trouve dans l’épisode de la cueillette des épis
la réfutation de la doctrine des « Ebionites », terme par lequel il désigne
généralement les « Hébreux qui croient en Christ et observent tous les
commandements de la loi » (de situ et nom. loc. hebr. liber 112). Voici ses
propos :
« Les Pharisiens
qui, cependant, virent cela, lui dirent : Regarde, tes disciples font ce qu’il
n’est pas permis de faire le jour du Sabbat. Remarquez que les premiers apôtres
du Seigneur ont détruit la lettre du Sabbat contre les Ebionites, qui alors
qu’ils acceptent les autres apôtres, rejettent Paul comme un transgresseur de
la loi » (Commentaire sur Matthieu XII,2)
Il n’est pas rare
que l’on entende encore aujourd’hui de la part des chrétiens le même argument,
à savoir que l’épisode de la cueillette des épis pendant le Shabbath serait la
preuve que Jésus a déclaré obsolètes les lois cérémonielles de la Torah. Rabbi
Shime’on ben Tséma’h Duran (Rachbats), dans son commentaire sur cet incident, a
répondu brillamment à cette assertion infondée:
« Il est
écrit dans l’évangile que les pharisiens lui dirent (à Yéshoua) que ses
disciples transgressaient le Shabbath en cueillant des épis. Il leur rétorqua
que David, lorsqu’il a fuit Shaoul (Saül), mangea les pains de proposition
qui lui étaient interdits. S’ils (les chrétiens) disent qu’il (Yéshoua) a
aboli le Shabbath parce que David mangea les pains de propositions, alors
qu’ils autorisent aussi l’adultère puisque David coucha avec Bat-schéba, la
femme d’Ouryah (Urie)! Il est certain, cependant, que son intention (à
Yéshoua) était de dire que ses disciples ont fait cela parce qu’ils étaient
affamés et la Torah dit : « [L’homme qui mettra en pratique les lois] vivra
par elles. (les commandements) » (Lévitique 18 :5) et non qu’il mourra par
elles. S’ils en est ainsi, ses paroles ne démontrent aucunement qu’il a aboli
la Torah »
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ובאונגליון כתוב כי אמרו לו הפרושים כי תלמידיו
מחללים השבת כי יתלשו השבלים בשבת. והשיבם כי דוד אכל לחם הפנים בברחו מפני שאול
שהיה אסור לו. ואם יאמרו שהתיד השבת מפני שאכל דוד לחם הפנים בברחו מפני שאול
א"ך נתיר אשת איש מפני שדוד בא אל בת שבע אשת אוריה! אמנם הוא נתכוון לומר
כי הם עשו זח מפני הרעב והתורה אמרה וחי בהם ולא שימות בהם. א"כ אין ראיה
מדבריו שהוא סתר את התורה
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(Rashbats, stirat
emounat ha-notsrim)
En d'autres
termes, de même que David et ses hommes qui, affamés, mangèrent parce qu'ils
n'avaient d'autre choix pour se maintenir en vie les pains de proposition qui
leur étaient prohibés en circonstance normale, il en fut pareillement avec les
disciples de Yéshoua qui, parce qu'ils étaient affamés, cueillirent ces épis
pendant le Shabbath. L’attitude de Yeshoua face à cette situation était donc
parfaitement appropriée vis à vis de la Torah selon l’interprétation qu’en font
les sages rabbiniques, lesquels enseignent que les prohibitions religieuses ne
s’appliquent pas dans les cas où il faut sauver sa vie ou celle d’autrui
(Talmud de Babylone Yoma 83a-85b). Les rabbins du Talmud justifiaient la
dérogation du Shabbath pour sauver une vie par le principe selon lequel
« c’est à vous que le Shabbath a été confié, mais vous n’avez pas été
confiés au Shabbath » (Talmud de Babylone Yoma 85a, Mékhilta derabbi Yishmaèl
Ki Tissa pérèq 31) ; le même argument que Yéshoua emploie dans le récit de
la cueillette des épis : « Le sabbat a été fait pour l’homme,
et non l’homme pour le sabbat » (Marc 2 :27).
A l’adresse de
ceux qui prétendent que cet épisode est la preuve du rejet de la loi orale par
Jésus, citons l’approche du Rabbi Shlomoh ben Shime’on (Rashbash) :
« Même
selon les évangiles, il (Yéshoua) croit en la tradition et aux paroles des
scribes et des pharisiens. Tu peux voir en Matthieu 23 que Yéshoua a prescrit
à ses disciples de faire tout ce que disent les pérushim -
« pharisiens » en langue étrangère - c'est-à-dire nos Rabbins
de mémoire bénie comme nous l’avons expliqué auparavant. [Un texte qui]
indique également leur acceptation (à Yéshoua et ses disciples) de la
tradition de nos Rabbins de mémoire bénie est le douzième chapitre de
Matthieu [où l’on peut lire] que les pharisiens lui firent la remarque
que ses disciples transgressaient le Shabbath en cueillant quelques épis le
Shabbath et qu’il répondit aux pharisiens que David, lorsqu’il a fuit Shaoul
(Saül), mangea les pains de proposition qui étaient interdits aux étrangers
(à ceux qui n’étaient pas prêtres). Il apparaît ainsi que ses disciples
étaient affamés et que c’est à cause de la faim qu’il leur a permis de
cueillir les épis. De sa réponse, il apparaît qu’il a accepté la tradition en
ce qu’il ne leur a pas répondu : « la cueillette n’est pas un
ouvrage interdit pendant le Shabbath parce que cela n’est pas expliqué dans
la Torah ». D’ailleurs, la cueillette de quelques épis n’est pas
qualifiée d’ « ouvrage » dans le langage universel mais seulement
dans la tradition de nos Rabbins de mémoire bénie. D’autant plus que le Roi
David n’a pas trouvé dans la Torah la permission selon laquelle il est lui
était permis de manger des choses interdites parce qu’il était
[dangereusement] affamé, mais seulement dans la tradition qui dit : «
[l’homme qui mettra en pratique ces lois] vivra par elles mais ne mourra
pas par elles » (Talmud de Babylone Yoma 84b). Le Roi David, que la paix soit
sur lui, a gardé la tradition et Yéshoua et ses disciples, qui ont fondé cet
argument sur (les agissements de) David, gardèrent eux aussi la
tradition »
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והנה
אפילו באונלאיון הוא מאמין בקבלה
ובדברי סופרים והפרושים, שכך תמצא בפ׳
כג למתיא שישו צוה
לתלמידיו שיעשו כל מה
שיאמרו הפרושים הנקראים בלשון לעז פאראזים,
הם רז״ל כאשר יתברר
לפנינו להלן, גם מורה
על הודאתם בקבלת רז״ל ממה
שנמצא בפ׳ י״ב למתיא
כי הפרושים אמרו לו שתלמידיו
חללו את השבת לפי
שתלשו קצת שבלים בשבת,
והוא השיבם כי דוד
מפני הרעב אכל לחם
הפנים בברחו מפני שאול
אע״פ שאסור לזרים, ותלמידיו
ג״כ היו רעבים ומפני
הרעבון הותר להם תלישת
השבלים. מתשובתו זאת נראה כי
הודה בקבלה, שלא ענה אותם
שהתלישה אינה מלאכה. כי
אינה מפורשת בתורה , ותלישת קצת שבלים לא
תקרא מלאכה בלשון בני
אדם לולי קבלת רז"ל ועוד שדוד
המלך לא מצא היתר
זה בתורה בפירוש שמפני
רעבונו יאכל דברים אסורים
לולי הקבלה שאמרה וחי
בהם ולא שימות בהם
(יומא פה). א״כדוד המלך
ע״ה היה מחזיק בקבלה,
וישו ותלמידיו שהביאו ראיה בזאת הטענה
מדוד היו מחזיקים בקבלה
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(Vikoua’h
HaRashbash, haqdamah rishonah)
Il est à noter
que la justification du concept du « piqouah néfesh » sur le
Lévitique 18 :5 – « et l’homme qui les mettra en pratique vivra par
elles » interprété par les rabbins comme « vivra et non mourra par
elles » - n’est pas aussi évidente qu’il ne le paraît. En effet,
« vivra par elles » peut aussi s’entendre dans le sens de
« vivra conformément à elles », c'est-à-dire régler sa conduite selon
la loi, ou « aura part à la vie future grâce à elles » selon
l’interprétation de Paul (Romains 10 :5, Galates 3 :12) (une
interprétation qui n’est pas forcément fausse du point du judaïsme rabbinique
qui enseigne qu’un verset des écritures peut signifier plusieurs choses à
la fois : « la Torah comporte soixante-dix facettes » - shive’im
panim latorah - ). Sans la Torah orale qui explique autoritativement le texte
écrit, nul ne peut se douter que le Lévitique 18 :5 enseigne en réalité
que le suivi de la loi n’est pas censé être un instrument de mort. Les
Esséniens, qui rejetaient la loi orale, préféraient que quelqu'un meure noyé
plutôt que de déplacer un objet le jour Shabbath pour le sauver :
« On ne
doit pas faire accoucher un animal pendant le Shabbath, et s'il tombe dans un
trou ou dans une fosse, on ne le sauvera pas pendant le Shabbath (…) Et tout
être humain qui tombera dans de l’eau ou dans un réservoir d’eau ou dans un
lieu, personne ne le remontera ni avec une échelle ni avec une corde ni avec
un instrument »
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אל יילד איש בהמה ביום השבת ואם תפיל אל בור
ואל פחת אל יקימה בשבת וכל נפש אדם אשר תפול אל מים מקום מים ואל מקום אל יעלה
איש בסולם וחבל וכלי
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(Document de
Damas 11 :13-16)
Signalons que les
« Hébreux » qui, comme le dit Jérôme, « croient en Christ et
observent tous les commandements de la loi » sont venus à la même conclusion
que le Rashbats et le Rashbash. En effet, un ouvrage
« judéo-chrétien » datant du 5ème siècle incorporé dans un texte
arabe présente l’incident de l’arrachage de blé le jour du Shabbat par les
disciples de Yeshoua comme un cas de « al najat bi’l-nafs »,
l’équivalent arabe de l’expression hébraïque « piqoua’h néfèsh »
(sauvetage d’une vie) (cf. « the
Jewish Christians according to a new source » p. 5).
Les guérisons
Nous voyons dans
les évangiles que Yéshoua, à plusieurs reprises, a effectué des guérisons le
septième jour sans tenir compte des interdits sabbatiques. Cela lui a souvent
valu d’être critiqué par certains religieux de l’époque. Pour les chrétiens,
ces passages démontrent sans l’ombre d’un doute que Jésus a abrogé le Shabbath.
Là encore, les passages des évangiles qui sont cités par les chrétiens pour
soutenir pareille chose ne peuvent pleinement être compris qu’à la lumière de
l’interprétation de la Torah par les sages d’Israël.
Il convient ainsi
de faire un détour par la littérature rabbinique. Les sages sont explicites
quant au fait que « le sauvetage d’une vie l’emporte sur le
Shabbath »פקוח נפש דוחה את
השבת (Talmud
de Babylone Yoma 84a). Plusieurs preuves sont avancées dans le Talmud afin de
démontrer le bien fondé scripturaire de ce concept, l’une d’elles étant que la
Torah dit : « Et vous garderez les lois et les sentences et l’homme
qui les mettra en pratique vivra par elles » ושמרתם את
חוקותי ואת משפטים אשר
יעשה אותם האדם וחי
בהם (Lévitique
18 :5) que les rabbins du Talmud interprètent comme signifiant que
nul n’est censé « mourir par elles » ולא
שימות בהם (Talmud de Babylone
Yoma 85b). Yéshoua y fait référence lorsqu’il dit pour justifier l’une de ses
guérisons pendant le jour du Shabbath : « Est-il permis, le jour du
sabbat, de faire du bien ou de faire du mal, de sauver une personne ou de la
tuer? » (Marc 3 :4 , Luc 6 :9). Maïmonides, dans son code de la
loi juive, explique par ailleurs :
« Il est interdit d'hésiter avant
de transgresser le Shabbath au nom d'un malade en danger, comme
en témoigne l'interprétation de la phrase dans le Lévitique 18:5, « une
personne qui doit effectuer à vivre à travers eux » comme « de vivre à
travers eux, »et de ne pas mourir à travers eux. Cette enseigne
que les arrêts de la Torah ne mettent pas la vengeance dans le monde, mais
plutôt apporter la miséricorde, la bonté et la paix dans le monde. En ce qui
concerne les hérétiques qui disent que l'administration de ce traitement
constitue une violation du Shabbath et est interdite, on peut appliquer le
verset (Ezéchiel 20:25): Comme punition, je leur ai donné des lois et des
jugements nuisibles à travers lesquels ils ne peuvent pas vivre »
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ואסור
להתמהמה בחילול שבת לחולה שיש בו סכנה שנאמר אשר יעשה אותם האדם וחי בהם ולא
שימות בהם. הא למדת שאין משפטי התורה נקמה בעולם אלא רחמים וחסד ושלום בעולם.
ואלו האפיקורוסים שאומרים שזה חילול שבת ואסור עליהן הכתוב אומר גם אני נתתי לכם
חוקים לא טובים ומשפטים לא יחיו בהם:
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(Mishneh Torah Hilkhot Shabbath 2 :3)
Sans doute, c’est
cet enseignement que Yéshoua voulait rappeler à ses interlocuteurs, lesquels
lui firent la remarque que ses disciples transgressaient le Shabbath alors que
ceux-ci étaient affamés et en danger, en s’adressant à eux en ces termes :
« Je prends plaisir à la miséricorde, et non aux sacrifices » כי חסד חפצתי
ולא זבח (Matthieu
9 :13 , Ossée 6 :6). La loi talmudique stipule que ce principe
est valable même s’il y a le moindre doute que la personne soit en danger
(Talmud de Babylone Yoma 84b). L’idée est résumée comme suit par
Maïmonides :
« Du moment
qu’un malade a besoin d’un traitement et qu’existe un danger, ou même s’il
existe un doute quant au fait si le malade est réellement en
danger ou non, le Shabbath doit être transgressé »
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כל זמן שהוא צריך ויש בו סכנה או ספק סכנה
מחללין
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(Mishneh Torah Hilkhot Shabbath 2 :2)
Comme Yéshoua en Matthieu 9 :12, les pharisiens se
référaient aussi le culte du Temple pour démontrer que l’on peut transgresser
le Shabbath en cas de « doute concernant la vie » (safeq nafshoth) :
« Sur quoi la
Torah est plus stricte : le culte du Temple ou le Shabbath ? La Torah
est plus stricte concernant le culte
du Temple que le Shabbath, car le service du Temple a préséance sur le
Shabbath mais le Shabbath n’a pas préseance sur le culte du Temple. Un
argument à fortiori : si le Temple a préséance sur le Shabbath et que le
doute concernant la vie a pérséance sur le Temple, n’est-il pas logique que
le doute concernant la vie a préseance sur le Shabbath ? »
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במה החמירה תורה בעבודה או בשבת החמירה בעבודה יתר
משבת שהעבודה דוחה את השבת ואין שבת דוחה אותה והרי דברים ק"ו ומה עבודה
שדוחה את השבת ספק נפשות דוחה אותה שבת שעבודה דוחה אותה אינו דין
שספק נפשות דוחה אותה
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(Tosefta Shabbath 15 :6)
Quand on
lui a demandé s’il était permis ou non de guérir l’homme à la main paralysée,
Yéshoua répond : « Est-il permis, le jour du sabbat, de faire du bien ou
de faire du mal, de sauver une personne ou de la tuer? » (Marc 3 :4,
Luc 6 :9). Cette réponse donne à comprendre que l’homme à la main
paralysée risquait sa vie. La guérison de cet homme le Shabbath n’allait donc
pas à l’encontre de la Torah. Nous pouvons en outre établir par un
« qal va-homer » (argument à fortiori) que si la guérison par la
transgression des interdits sabbatiques est autorisée par la Torah pendant le
jour du Shabbath, il devrait à plus forte raison en être de même pour la
guérison par la parole, laquelle ne nécessite la transgression d’aucun interdit
sabbatique. Or, Yéshoua a guéri uniquement par la parole l’homme à la
main paralysée.
Il était même
permis de guérir, si cela était possible, par la parole une maladie qui n’était
pas dangereuse puisqu’ aucune violation des lois du Shabbath n’était en jeu
(Tossefta Shabbath 16 :22). Dans les évangiles synoptiques, à chaque fois
que Yéshoua, pendant le Shabbath, a guéri des malades chroniques dont la vie
n’était pas en danger, il le fit par la parole uniquement et aucun ouvrage
interdit pendant le Shabbath n’a été effectué. Pour autant que les évangiles
synoptiques sont concernés, les guérisons effectuées par Yéshoua ne
constituaient donc pas une infraction au Shabbath tel que l’ont défini les
sages d’Israël.
Cela ne veut
pas pour autant dire qu’il n’existait pas de groupes juifs aux yeux desquels
l’attitude de Yéshoua vis-à-vis du Shabbath posait problème. Le livre des
Maccabées rapporte par exemple que plusieurs Assidéens furent tués par les
armées d’Antiochus Epiphanes un jour de Shabbath parce que, ne voulant pas
transgresser le jour saint, ils ont refusé de prendre les armes pour se
défendre (1 Maccabées 2 :29-41). Le livre des Jubilés prescrit qu’ en cas
de guerre, donc de danger, il est interdit de se battre (Jubilés
50 :12-13). Comme nous l’avons vu plus haut, les Esséniens préféraient
voir qu’un homme meure noyé plutôt que de le secourir en transgressant les
interdits sabbatiques. Par ailleurs, le fait de porter des médicaments pendant
le Shabbath est interdit par la loi essénienne (Document de Damas
11 :9-10). Sachant que les Esséniens n’admettaient pas le principe
pharisien du « piqoua’h néfesh », ceci indique qu’ils interdisaient
les guérisons pendant le Shabbath. Ceci est évident lorsqu’ on sait que si
quelqu’ un emporte des médicaments avec lui, ce n’est en règle générale certainement
pas pour le simple plaisir d’en avoir, et qu’ en interdisant d’ en emporter
avec soi le Shabbath, c’est le fait même de guérir pendant le Shabbath que la
loi essénienne interdit. D’après la Tossefta, contrairement à l’école
pharisienne d’Hillel, l’école de Shammai, interdisait que l’on prie pour les
malades, donc les guérisons par la parole, pendant le jour Shabbath (Tossefta
Shabbath 16 : 21-22). Le chef de synagogue qui s’exprime en Luc
13 :14 était manifestement du même avis que les shammaïtes et les
ésséniens : « Il y a six jours pour travailler; venez donc vous faire
guérir ces jours-là, et non pas le jour du sabbat » (Luc 13 :14).
L’on comprend que ce n’est pas au suivi du Shabbath que Yéshoua s’opposa, mais
à ce genre d’intérprétation dépourvue de Hessed (miséricorde) et donc contraire
au véritable esprit de la Torah.
Les choses sont
cependant différentes dans l’évangile de Jean où l’enjeu n’est plus simplement
d’ordre halakhique. Jean chapitre 5 relate que Jésus, un jour de Shabbath, a guéri
un infirme par la parole – ce qui, comme on vient de le voir, est
parfaitement autorisé par la Torah le jour du Shabbath – et lui dit
ensuite de prendre son grabat. L’évangile de Jean rapporte que «
les juifs dirent à celui qui avait été guéri : C'est le sabbat; il ne t'est pas
permis d'emporter ton grabat » (Jean 5 :10). Il existe en effet, dans la
loi juive, un concept que l’on nomme « mouktsé ». Selon ce principe,
il est interdit, pendant le Shabbath, de déplacer certains objets tels que ceux
qui n'ont pas d’utilité le jour du Shabbath. Pour les individus que l’évangile
de Jean nomme « les juifs », le grabat était « mouktsé »
parce qu’il n’était plus d’aucune utilité à l’infirme depuis que celui-ci a été
guéri. En portant son grabat, l’infirme a donc à leurs yeux violé le Shabbath.
Mais il n’en est rien. En effet, le grabat sur lequel cet homme était couché
lorsqu’il était infirme était la preuve matérielle qu’il a réellement été
infirme et qu’il a été guéri miraculeusement. Ce n’était donc pas sans raison
que cet homme porta publiquement son grabat, mais pour témoigner, preuve
matérielle à l’appui, aux yeux du public que Dieu l’a réellement guéri de son
infirmité. En d’autres termes, le port du grabat servait à témoigner des
œuvres puissantes de Dieu et visait à sa glorification par les hommes. En ce
sens, le grabat, parce que son port était utile, n’était donc pas
« mouktsé » et le fait de l’avoir déplacé n’impliquait la violation
d’aucun commandement de la Torah.
Dans un autre
cas, Yéshoua effectue une guérison en crachant par terre et appliquant la pâte
boueuse sur les yeux d’un aveugle (Jean 9 :6). Contrairement aux autres
cas de guérison le Shabbath rapportés dans les évangiles, un interdit a été
outrepassé pour guérir un malade chronique dont la vie n’était pas en danger.
David Flusser, pour lequel « l’intérêt de Jean pour l’historicité des
faits est moindre », dit que ce récit est juste calqué sur Marc : «
Il (Jean) rapporte la guérison d’un aveugle, d’après Marc 8 :22-26. Selon
Jean 9 : 6, Jésus guérit l’aveugle en lui appliquant sur les yeux de la
boue faite de terre mélangée à la salive. Contrairement à Marc, Jean
ajoute : « Or c’était shabbat, le jour où Jésus avait fait de la
boue, et lui avait ouvert les yeux […]. Certains des Pharisiens disaient :
« Il ne vient pas de Dieu cet homme là, puisqu’ il n’observe pas le
shabbat » (Jn 9 :14-16). Si Jésus avait bien agi ainsi, l’objection
des Pharisiens aurait été justifiée. Mais nous savons que Jésus ne souhaitait
pas s’opposer à la loi de Moïse, il se contentait de souligner la rigidité des
bigots, faisant un usage exemplaire de ce cas ». Que ce récit, comme bien
d’autres passages de l’évangile attribué à Jean, n’est pas historique et
exagère les faits, cela est indéniable. Que dans ce récit, Jésus soit présenté
comme ayant abrogé le Shabbath, cela est par contre moins certain. En effet,
nous lisons dans le Talmud :
« Il est
écrit : « en t'abstenant de suivre tes propres chemins, de chercher
ton plaisir et de dire des paroles vaines » (Isaïe 58 :13) – tes
plaisirs sont interdits, les plaisirs du ciel sont permis »
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קרא ממצוא חפצך ודבר
דבר חפציך אסורים חפצי שמים מותרין
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(Talmud Shabbath 150a)
Ce qui est en
soit parfaitement logique puisque la loi, expression de la volonté de Dieu pour
l’homme, a été faite pour l’homme et non pour Dieu qui, en tant qu’être
suprême, n’est contraint ni soumis à aucune loi. Ce principe explique pourquoi
le service du Temple, qui est destiné au « plaisir du ciel »
l’emporte sur l’observance du Shabbath et que, comme le dit Jésus, « les
prêtres violent le sabbat dans le Temple sans se rendre coupables »
(Matthieu 12 :5). Comme le Jésus johannique le proclame à plusieurs
reprises, ce sont les « œuvres de Dieu » qu’il accomplit et c’est
Dieu lui-même qui œuvre en lui. Selon l'évangile de Jean, ce fut le cas pour la
guérison de cet aveugle : « Ses disciples lui firent
cette question: Rabbi, qui a péché, cet homme ou ses parents, pour qu'il soit
né aveugle? Jésus répondit: Ce n'est pas que lui ou ses parents aient
péché; mais c'est afin que les oeuvres de Dieu soient manifestées en
lui. Il faut que je fasse, tandis qu'il est jour, les oeuvres de celui qui
m'a envoyé; la nuit vient, où personne ne peut travailler. Pendant que je
suis dans le monde, je suis la lumière du monde. » (Jean 9 :2-5).
Cette guérison, en tant qu’œuvre pour et de Dieu, entre donc dans la
catégorie de ce que le Talmud qualifie de « plaisirs du ciel ». La
transgression du Shabbath dans la guérison de l’aveugle, si c’était réellement
l’œuvre de Dieu ou un acte destiné à sa glorification, ne constituait donc pas
une infraction à la Torah pour autant que le droit pharisien soit concerné.
C’est seulement si Jésus était un charlatan que ses actes constituent une
infraction à la loi. Mais même dans la dernière figure de cas où tout ceci
n’était qu’un pur charlatanisme, son intention n’était pas de proclamer que ses
disciples n’ont plus à observer le Shabbath mais juste que, comme le dit le
Talmud, l'accomplissement de la volonté du ciel est autorisée pendant le
Shabbath. Il est à rappeler que selon le récit johannique, une faction au sein
du pharisianisme était prête à reconnaître Jésus comme un prophète et ne
croyait pas qu’il ait enfreint quoi que ce soit : « Quelques-uns des
pharisiens dirent: Cet homme ne vient pas de Dieu, car il n'observe pas le
sabbat. D'autres dirent: Comment un homme pécheur peut-il faire de tels
miracles? Et il y eut division parmi eux » (Jean 9 :16)
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