dimanche 5 novembre 2017

Yéshoua et le Shabbath


La cueillette des épis 

« Il arriva, un jour de sabbat, que Jésus traversa des champs de blé. Ses disciples, chemin faisant, se mirent à arracher des épis. Les pharisiens lui dirent: Voici, pourquoi font-ils ce qui n’est pas permis pendant le sabbat? Jésus leur répondit: N’avez-vous jamais lu ce que fit David, lorsqu’il fut dans la nécessité et qu’il eut faim, lui et ceux qui étaient avec lui; comment il entra dans la maison de Dieu, du temps du souverain sacrificateur Abiathar, et mangea les pains de proposition, qu’il n’est permis qu’aux sacrificateurs de manger, et en donna même à ceux qui étaient avec lui! Puis il leur dit: Le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat, de sorte que le Fils de l’homme est maître même du sabbat » (Marc 2 :23-28 =  Luc 6 :1-5 et Matthieu 12 :1-7)

Jérôme, l’un des pères de l’église catholique, trouve dans l’épisode de la cueillette des épis la réfutation de la doctrine des « Ebionites », terme par lequel il désigne généralement les « Hébreux qui croient en Christ et observent tous les commandements de la loi » (de situ et nom. loc. hebr. liber 112). Voici ses propos :

« Les Pharisiens qui, cependant, virent cela, lui dirent : Regarde, tes disciples font ce qu’il n’est pas permis de faire le jour du Sabbat. Remarquez que les premiers apôtres du Seigneur ont détruit la lettre du Sabbat contre les Ebionites, qui alors qu’ils acceptent les autres apôtres, rejettent Paul comme un transgresseur de la loi » (Commentaire sur Matthieu XII,2)

Il n’est pas rare que l’on entende encore aujourd’hui de la part des chrétiens le même argument, à savoir que l’épisode de la cueillette des épis pendant le Shabbath serait la preuve que Jésus a déclaré obsolètes les lois cérémonielles de la Torah. Rabbi Shime’on ben Tséma’h Duran (Rachbats), dans son commentaire sur cet incident, a répondu brillamment à cette assertion infondée:

« Il est écrit dans l’évangile que les pharisiens lui dirent (à Yéshoua) que ses disciples transgressaient le Shabbath en cueillant des épis. Il leur rétorqua que David, lorsqu’il a fuit Shaoul (Saül), mangea les pains de proposition qui lui étaient interdits. S’ils (les chrétiens) disent qu’il (Yéshoua) a aboli le Shabbath parce que David mangea les pains de propositions, alors qu’ils autorisent aussi l’adultère puisque David coucha avec Bat-schéba, la femme d’Ouryah (Urie)! Il est certain, cependant, que son intention (à Yéshoua) était de dire que ses disciples ont fait cela parce qu’ils étaient affamés et la Torah dit : « [L’homme qui mettra en pratique les lois] vivra par elles. (les commandements) » (Lévitique 18 :5) et non qu’il mourra par elles. S’ils en est ainsi, ses paroles ne démontrent aucunement qu’il a aboli la Torah »
ובאונגליון כתוב כי אמרו לו הפרושים כי תלמידיו מחללים השבת כי יתלשו השבלים בשבת. והשיבם כי דוד אכל לחם הפנים בברחו מפני שאול שהיה אסור לו. ואם יאמרו שהתיד השבת מפני שאכל דוד לחם הפנים בברחו מפני שאול א"ך נתיר אשת איש מפני שדוד בא אל בת שבע אשת אוריה! אמנם הוא נתכוון לומר כי הם עשו זח מפני הרעב והתורה אמרה וחי בהם ולא שימות בהם. א"כ אין ראיה מדבריו שהוא סתר את התורה

(Rashbats, stirat emounat ha-notsrim)

En d'autres termes, de même que David et ses hommes qui, affamés, mangèrent parce qu'ils n'avaient d'autre choix pour se maintenir en vie les pains de proposition qui leur étaient prohibés en circonstance normale, il en fut pareillement avec les disciples de Yéshoua qui, parce qu'ils étaient affamés, cueillirent ces épis pendant le Shabbath. L’attitude de Yeshoua face à cette situation était donc parfaitement appropriée vis à vis de la Torah selon l’interprétation qu’en font les sages rabbiniques, lesquels enseignent que les prohibitions religieuses ne s’appliquent pas dans les cas où il faut sauver sa vie ou celle d’autrui  (Talmud de Babylone Yoma 83a-85b). Les rabbins du Talmud justifiaient la dérogation du Shabbath pour sauver une vie par le principe selon lequel « c’est à vous que le Shabbath a été confié, mais vous n’avez pas été confiés au Shabbath » (Talmud de Babylone Yoma 85a, Mékhilta derabbi Yishmaèl Ki Tissa pérèq 31) ; le même argument que Yéshoua emploie dans le récit de la cueillette des épis :  « Le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat » (Marc 2 :27).

A l’adresse de ceux qui prétendent que cet épisode est la preuve du rejet de la loi orale par Jésus, citons l’approche du Rabbi Shlomoh ben Shime’on (Rashbash) :

« Même selon les évangiles, il (Yéshoua) croit en la tradition et aux paroles des scribes et des pharisiens. Tu peux voir en Matthieu 23 que Yéshoua a prescrit à ses disciples de faire tout ce que disent les pérushim - « pharisiens » en langue étrangère -  c'est-à-dire nos Rabbins de mémoire bénie comme nous l’avons expliqué auparavant. [Un texte qui] indique également leur acceptation (à Yéshoua et ses disciples) de la tradition de nos Rabbins de mémoire bénie est le douzième chapitre de Matthieu [où l’on peut lire] que  les pharisiens lui firent la remarque que ses disciples transgressaient le Shabbath en cueillant quelques épis le Shabbath et qu’il répondit aux pharisiens que David, lorsqu’il a fuit Shaoul (Saül), mangea les pains de proposition qui étaient interdits aux étrangers (à ceux qui n’étaient pas prêtres). Il apparaît ainsi que ses disciples étaient affamés et que c’est à cause de la faim qu’il leur a permis de cueillir les épis. De sa réponse, il apparaît qu’il a accepté la tradition en ce qu’il ne leur a pas répondu : «  la cueillette n’est pas un ouvrage interdit pendant le Shabbath parce que cela n’est pas expliqué dans la Torah ». D’ailleurs, la cueillette de quelques épis n’est pas qualifiée d’ « ouvrage » dans le langage universel mais seulement dans la tradition de nos Rabbins de mémoire bénie. D’autant plus que le Roi David n’a pas trouvé dans la Torah la permission selon laquelle il est lui était permis de manger des choses interdites parce qu’il était [dangereusement] affamé, mais seulement dans la tradition qui dit : « [l’homme qui mettra en pratique ces lois] vivra par elles mais ne mourra pas par elles » (Talmud de Babylone Yoma 84b). Le Roi David, que la paix soit sur lui, a gardé la tradition et Yéshoua et ses disciples, qui ont fondé cet argument sur (les agissements de) David, gardèrent eux aussi la tradition »
והנה אפילו באונלאיון הוא מאמין בקבלה ובדברי סופרים והפרושים, שכך תמצא בפ׳ כג למתיא שישו צוה לתלמידיו שיעשו כל מה שיאמרו הפרושים הנקראים בלשון לעז פאראזים, הם רז״ל כאשר יתברר לפנינו להלן, גם מורה על הודאתם בקבלת רז״ל ממה שנמצא בפ׳ י״ב למתיא כי הפרושים אמרו לו שתלמידיו חללו את השבת לפי שתלשו קצת שבלים בשבת, והוא השיבם כי דוד מפני הרעב אכל לחם הפנים בברחו מפני שאול אע״פ שאסור לזרים, ותלמידיו ג״כ היו רעבים ומפני הרעבון הותר להם תלישת השבלים. מתשובתו זאת נראה כי הודה בקבלה, שלא ענה אותם שהתלישה אינה מלאכה. כי אינה מפורשת בתורה , ותלישת קצת שבלים לא תקרא מלאכה בלשון בני אדם לולי קבלת רז"ל ועוד שדוד המלך לא מצא היתר זה בתורה בפירוש שמפני רעבונו יאכל דברים אסורים לולי הקבלה שאמרה וחי בהם ולא שימות בהם (יומא פה). א״כדוד המלך ע״ה היה מחזיק בקבלה, וישו ותלמידיו שהביאו ראיה בזאת הטענה מדוד היו מחזיקים בקבלה
(Vikoua’h HaRashbash, haqdamah rishonah)

Il est à noter que la justification du concept du « piqouah néfesh » sur le Lévitique 18 :5 – «  et l’homme qui les mettra en pratique vivra par elles » interprété par les rabbins comme « vivra et non mourra par elles » - n’est pas aussi évidente qu’il ne le paraît. En effet, « vivra par elles » peut aussi s’entendre dans le sens de « vivra conformément à elles », c'est-à-dire régler sa conduite selon la loi, ou « aura part à la vie future grâce à elles » selon l’interprétation de Paul (Romains 10 :5, Galates 3 :12) (une interprétation qui n’est pas forcément fausse du point du judaïsme rabbinique qui enseigne qu’un verset des écritures peut signifier plusieurs choses  à la fois : « la Torah comporte soixante-dix facettes » - shive’im panim latorah - ). Sans la Torah orale qui explique autoritativement le texte écrit, nul ne peut se douter que le Lévitique 18 :5 enseigne en réalité que le suivi de la loi n’est pas censé être un instrument de mort.   Les Esséniens, qui rejetaient la loi orale, préféraient que quelqu'un meure noyé plutôt que de déplacer un objet le jour Shabbath pour le sauver :

« On ne doit pas faire accoucher un animal pendant le Shabbath, et s'il tombe dans un trou ou dans une fosse, on ne le sauvera pas pendant le Shabbath (…) Et tout être humain qui tombera dans de l’eau ou dans un réservoir d’eau ou dans un lieu, personne ne le remontera ni avec une échelle ni avec une corde ni avec un instrument »  
אל יילד איש בהמה ביום השבת ואם תפיל אל בור ואל פחת אל יקימה בשבת וכל נפש אדם אשר תפול אל מים מקום מים ואל מקום אל יעלה איש בסולם וחבל וכלי
(Document de Damas 11 :13-16)

Signalons que les « Hébreux » qui, comme le dit Jérôme, « croient en Christ et observent tous les commandements de la loi » sont venus à la même conclusion que le Rashbats et le Rashbash. En effet, un ouvrage « judéo-chrétien » datant du 5ème siècle incorporé dans un texte arabe présente l’incident de l’arrachage de blé le jour du Shabbat par les disciples de Yeshoua comme un cas de « al najat bi’l-nafs », l’équivalent arabe de l’expression hébraïque « piqoua’h néfèsh » (sauvetage d’une vie) (cf. « the Jewish Christians according to a new source » p. 5).

Les guérisons

Nous voyons dans les évangiles que Yéshoua, à plusieurs reprises, a effectué des guérisons le septième jour sans tenir compte des interdits sabbatiques. Cela lui a souvent valu d’être critiqué par certains religieux de l’époque. Pour les chrétiens, ces passages démontrent sans l’ombre d’un doute que Jésus a abrogé le Shabbath. Là encore, les passages des évangiles qui sont cités par les chrétiens pour soutenir pareille chose ne peuvent pleinement être compris qu’à la lumière de l’interprétation de la Torah par les sages d’Israël.

Il convient ainsi de faire un détour par la littérature rabbinique. Les sages sont explicites quant au fait que « le sauvetage d’une vie l’emporte sur le Shabbath »פקוח נפש דוחה את השבת   (Talmud de Babylone Yoma 84a). Plusieurs preuves sont avancées dans le Talmud afin de démontrer le bien fondé scripturaire de ce concept, l’une d’elles étant que la Torah dit : « Et vous garderez les lois et les sentences et l’homme qui les mettra en pratique vivra par elles » ושמרתם את חוקותי ואת משפטים אשר יעשה אותם האדם וחי בהם (Lévitique 18 :5) que  les rabbins du Talmud interprètent comme signifiant que nul n’est censé « mourir par elles » ולא שימות בהם  (Talmud de Babylone Yoma 85b). Yéshoua y fait référence lorsqu’il dit pour justifier l’une de ses guérisons pendant le jour du Shabbath : « Est-il permis, le jour du sabbat, de faire du bien ou de faire du mal, de sauver une personne ou de la tuer? » (Marc 3 :4 , Luc 6 :9). Maïmonides, dans son code de la loi juive, explique par ailleurs : 


 « Il est interdit d'hésiter avant de   transgresser le Shabbath au nom d'un malade en danger, comme en témoigne l'interprétation de la phrase dans le Lévitique 18:5, « une personne qui doit effectuer à vivre à travers eux » comme « de vivre à travers eux, »et de ne pas   mourir à travers eux. Cette enseigne que les arrêts de la Torah ne mettent pas la vengeance dans le monde, mais plutôt apporter la miséricorde, la bonté et la paix dans le monde. En ce qui concerne les hérétiques qui disent que l'administration de ce traitement constitue une violation du Shabbath et est interdite, on peut appliquer le verset (Ezéchiel 20:25): Comme punition, je leur ai donné des lois et des jugements nuisibles à travers lesquels ils ne peuvent pas vivre »
ואסור להתמהמה בחילול שבת לחולה שיש בו סכנה שנאמר אשר יעשה אותם האדם וחי בהם ולא שימות בהם. הא למדת שאין משפטי התורה נקמה בעולם אלא רחמים וחסד ושלום בעולם. ואלו האפיקורוסים שאומרים שזה חילול שבת ואסור עליהן הכתוב אומר גם אני נתתי לכם חוקים לא טובים ומשפטים לא יחיו בהם:

(Mishneh Torah Hilkhot Shabbath 2 :3)

Sans doute, c’est cet enseignement que Yéshoua voulait rappeler à ses interlocuteurs, lesquels lui firent la remarque que ses disciples transgressaient le Shabbath alors que ceux-ci étaient affamés et en danger, en s’adressant à eux en ces termes : « Je prends plaisir à la miséricorde, et non aux sacrifices »  כי חסד חפצתי ולא זבח   (Matthieu 9 :13 , Ossée 6 :6).  La loi talmudique stipule que ce principe est valable même s’il y a le moindre doute que la personne soit en danger (Talmud de Babylone Yoma 84b). L’idée est résumée comme suit par Maïmonides :  

« Du moment qu’un malade a besoin d’un traitement et qu’existe un danger, ou même s’il existe un doute quant au fait si le   malade est réellement en danger ou non, le Shabbath doit être transgressé »
כל זמן שהוא צריך ויש בו סכנה או ספק סכנה מחללין
(Mishneh Torah Hilkhot Shabbath 2 :2)

Comme Yéshoua en Matthieu 9 :12, les pharisiens se référaient aussi le culte du Temple pour démontrer que l’on peut transgresser le Shabbath en cas de « doute concernant la vie » (safeq nafshoth) :

« Sur quoi la Torah est plus stricte : le culte du Temple ou le Shabbath ? La Torah est   plus stricte concernant le culte du Temple que le Shabbath, car le service du Temple a préséance sur le Shabbath mais le Shabbath n’a pas préseance sur le culte du Temple. Un argument à fortiori : si le Temple a préséance sur le Shabbath et que le doute concernant la vie a pérséance sur le Temple, n’est-il pas logique que le doute concernant la vie a préseance sur le Shabbath ? »
במה החמירה תורה בעבודה או בשבת החמירה בעבודה יתר משבת שהעבודה דוחה את השבת ואין שבת דוחה אותה והרי דברים ק"ו ומה עבודה שדוחה את השבת ספק נפשות דוחה אותה שבת שעבודה דוחה אותה   אינו דין שספק נפשות דוחה אותה

(Tosefta Shabbath 15 :6)

 Quand on lui a demandé s’il était permis ou non de guérir l’homme à la main paralysée, Yéshoua répond : « Est-il permis, le jour du sabbat, de faire du bien ou de faire du mal, de sauver une personne ou de la tuer? » (Marc 3 :4, Luc 6 :9). Cette réponse donne à comprendre que l’homme à la main paralysée risquait sa vie. La guérison de cet homme le Shabbath n’allait donc pas à l’encontre de la Torah.  Nous pouvons en outre établir par un « qal va-homer » (argument à fortiori) que si la guérison par la transgression des interdits sabbatiques est autorisée par la Torah pendant le jour du Shabbath, il devrait à plus forte raison en être de même pour la guérison par la parole, laquelle ne nécessite la transgression d’aucun interdit sabbatique.  Or, Yéshoua a guéri uniquement par la parole l’homme à la main paralysée.

Il était même permis de guérir, si cela était possible, par la parole une maladie qui n’était pas dangereuse puisqu’ aucune violation des lois du Shabbath n’était en jeu (Tossefta Shabbath 16 :22). Dans les évangiles synoptiques, à chaque fois que Yéshoua, pendant le Shabbath, a guéri des malades chroniques dont la vie n’était pas en danger, il le fit par la parole uniquement et aucun ouvrage interdit pendant le Shabbath n’a été effectué. Pour autant que les évangiles synoptiques sont concernés, les guérisons effectuées par Yéshoua ne constituaient donc pas une infraction au Shabbath tel que l’ont défini les sages d’Israël.

Cela ne veut pas pour autant dire qu’il n’existait pas de groupes juifs aux yeux desquels l’attitude de Yéshoua vis-à-vis du Shabbath posait problème. Le livre des Maccabées rapporte par exemple que plusieurs Assidéens furent tués par les armées d’Antiochus Epiphanes un jour de Shabbath parce que, ne voulant pas transgresser le jour saint, ils ont refusé de prendre les armes pour se défendre (1 Maccabées 2 :29-41). Le livre des Jubilés prescrit qu’ en cas de guerre, donc de danger, il est interdit de se battre (Jubilés 50 :12-13). Comme nous l’avons vu plus haut, les Esséniens préféraient voir qu’un homme meure noyé plutôt que de le secourir en transgressant les interdits sabbatiques. Par ailleurs, le fait de porter des médicaments pendant le Shabbath est interdit par la loi essénienne (Document de Damas 11 :9-10). Sachant que les Esséniens n’admettaient pas le principe pharisien du « piqoua’h néfesh », ceci indique qu’ils interdisaient les guérisons pendant le Shabbath. Ceci est évident lorsqu’ on sait que si quelqu’ un emporte des médicaments avec lui, ce n’est en règle générale certainement pas pour le simple plaisir d’en avoir, et qu’ en interdisant d’ en emporter avec soi le Shabbath, c’est le fait même de guérir pendant le Shabbath que la loi essénienne interdit. D’après la Tossefta, contrairement à l’école pharisienne d’Hillel, l’école de Shammai, interdisait que l’on prie pour les malades, donc les guérisons par la parole, pendant le jour Shabbath (Tossefta Shabbath 16 : 21-22). Le chef de synagogue qui s’exprime en Luc 13 :14 était manifestement du même avis que les shammaïtes et les ésséniens : « Il y a six jours pour travailler; venez donc vous faire guérir ces jours-là, et non pas le jour du sabbat » (Luc 13 :14). L’on comprend que ce n’est pas au suivi du Shabbath que Yéshoua s’opposa, mais à ce genre d’intérprétation dépourvue de Hessed (miséricorde) et donc contraire au véritable esprit de la Torah. 

Les choses sont cependant différentes dans l’évangile de Jean où l’enjeu n’est plus simplement d’ordre halakhique. Jean chapitre 5 relate que Jésus, un jour de Shabbath, a guéri un infirme par la parole –  ce qui, comme on vient de le voir, est parfaitement autorisé par la Torah le jour du Shabbath –  et lui dit ensuite de prendre son grabat.  L’évangile de Jean rapporte que «  les juifs dirent à celui qui avait été guéri : C'est le sabbat; il ne t'est pas permis d'emporter ton grabat » (Jean 5 :10). Il existe en effet, dans la loi juive, un concept que l’on nomme « mouktsé ». Selon ce principe, il est interdit, pendant le Shabbath, de déplacer certains objets tels que ceux qui n'ont pas d’utilité le jour du Shabbath. Pour les individus que l’évangile de Jean nomme « les  juifs », le grabat était « mouktsé » parce qu’il n’était plus d’aucune utilité à l’infirme depuis que celui-ci a été guéri. En portant son grabat, l’infirme a donc à leurs yeux violé le Shabbath. Mais il n’en est rien. En effet, le grabat sur lequel cet homme était couché lorsqu’il était infirme était la preuve matérielle qu’il a réellement été infirme et qu’il a été guéri miraculeusement. Ce n’était donc pas sans raison que cet homme porta publiquement son grabat, mais pour témoigner, preuve matérielle à l’appui, aux yeux du public que Dieu l’a réellement guéri de son infirmité. En d’autres termes,  le port du grabat servait à témoigner des œuvres puissantes de Dieu et visait à sa glorification par les hommes. En ce sens, le grabat, parce que son port était utile, n’était donc pas « mouktsé » et le fait de l’avoir déplacé n’impliquait la violation d’aucun commandement de la Torah.

Dans un autre cas, Yéshoua effectue une guérison en crachant par terre et appliquant la pâte boueuse sur les yeux d’un aveugle (Jean 9 :6). Contrairement aux autres cas de guérison le Shabbath rapportés dans les évangiles, un interdit a été outrepassé pour guérir un malade chronique dont la vie n’était pas en danger. David Flusser, pour lequel « l’intérêt de Jean pour l’historicité des faits est moindre », dit que ce récit est juste calqué sur Marc : «  Il (Jean) rapporte la guérison d’un aveugle, d’après Marc 8 :22-26. Selon Jean 9 : 6, Jésus guérit l’aveugle en lui appliquant sur les yeux de la boue faite de terre mélangée à la salive.  Contrairement à Marc, Jean ajoute : « Or c’était shabbat, le jour où Jésus avait fait de la boue, et lui avait ouvert les yeux […]. Certains des Pharisiens disaient : « Il ne vient pas de Dieu cet homme là, puisqu’ il n’observe pas le shabbat » (Jn 9 :14-16). Si Jésus avait bien agi ainsi, l’objection des Pharisiens aurait été justifiée. Mais nous savons que Jésus ne souhaitait pas s’opposer à la loi de Moïse, il se contentait de souligner la rigidité des bigots, faisant un usage exemplaire de ce cas ». Que ce récit, comme bien d’autres passages de l’évangile attribué à Jean, n’est pas historique et exagère les faits, cela est indéniable. Que dans ce récit, Jésus soit présenté comme ayant abrogé le Shabbath, cela est par contre moins certain. En effet, nous lisons dans le Talmud :  

« Il est écrit : « en t'abstenant de suivre tes propres chemins, de chercher ton plaisir et de dire des paroles vaines » (Isaïe 58 :13) – tes plaisirs sont interdits, les plaisirs du ciel sont permis » 
קרא ממצוא חפצך ודבר דבר חפציך אסורים חפצי שמים מותרין
(Talmud Shabbath 150a)

Ce qui est en soit parfaitement logique puisque la loi, expression de la volonté de Dieu pour l’homme, a été faite pour l’homme et non pour Dieu qui, en tant qu’être suprême, n’est contraint ni soumis à aucune loi. Ce principe explique pourquoi le service du Temple, qui est destiné au «  plaisir du ciel » l’emporte sur l’observance du Shabbath et que, comme le dit Jésus, «  les prêtres violent le sabbat dans le Temple sans se rendre coupables » (Matthieu 12 :5).  Comme le Jésus johannique le proclame à plusieurs reprises, ce sont les « œuvres de Dieu » qu’il accomplit et c’est Dieu lui-même qui œuvre en lui. Selon l'évangile de Jean, ce fut le cas pour la guérison de cet aveugle :  «  Ses disciples lui firent cette question: Rabbi, qui a péché, cet homme ou ses parents, pour qu'il soit né aveugle? Jésus répondit: Ce n'est pas que lui ou ses parents aient péché; mais c'est afin que les oeuvres de Dieu soient manifestées en lui. Il faut que je fasse, tandis qu'il est jour, les oeuvres de celui qui m'a envoyé; la nuit vient, où personne ne peut travailler. Pendant que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde. » (Jean 9 :2-5). Cette guérison, en tant qu’œuvre  pour et de Dieu, entre donc dans la catégorie de ce que le Talmud qualifie de « plaisirs du ciel ». La transgression du Shabbath dans la guérison de l’aveugle, si c’était réellement l’œuvre de Dieu ou un acte destiné à sa glorification, ne constituait donc pas une infraction à la Torah pour autant que le droit pharisien soit concerné. C’est seulement si Jésus était un charlatan que ses actes constituent une infraction à la loi. Mais même dans la dernière figure de cas où tout ceci n’était qu’un pur charlatanisme, son intention n’était pas de proclamer que ses disciples n’ont plus à observer le Shabbath mais juste que, comme le dit le Talmud, l'accomplissement de la volonté du ciel est autorisée pendant le Shabbath. Il est à rappeler que selon le récit johannique, une faction au sein du pharisianisme était prête à reconnaître Jésus comme un prophète et ne croyait pas qu’il ait enfreint quoi que ce soit : « Quelques-uns des pharisiens dirent: Cet homme ne vient pas de Dieu, car il n'observe pas le sabbat. D'autres dirent: Comment un homme pécheur peut-il faire de tels miracles? Et il y eut division parmi eux »  (Jean 9 :16)

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