L'on entend parfois
de la part de certains chercheurs et de chrétiens aussi bien catholiques
qu'évangéliques (parmi lesquels nous rangeons la nébuleuse messianique) que le
canon aurait été trafiqué par les Rabbins. A les en croire, en effet, les
Apocryphes auraient été écartés du canon des livres inspirés lors du concile de
Yavné vers la fin du premier siècle. Cette hypothèse est cependant contredite
par l'extrait même de la Mishnah Yadayim qui est cité pour l'étayer
:
כל כתבי הקדש מטמאין
את הידים. שיר השירים וקהלת מטמאין את הידים. רבי יהודה אומר, שיר השירים מטמא את
הידים, וקהלת מחלוקת. רבי יוסי אומר, קהלת אינו מטמא את הידים ושיר השירים מחלוקת.
רבי שמעון אומר, קהלת מקולי בית שמאי ומחומרי בית הלל. אמר רבי שמעון בן
עזאי, מקובל אני מפי שבעים ושנים זקן ביום שהושיבו את רבי אלעזר בן עזריה
בישיבה, ששיר השירים וקהלת מטמאים את הידים. אמר רבי עקיבא, חס ושלום, לא נחלק אדם
מישראל על שיר השירים שלא תטמא את הידים, שאין כל העולם כלו כדאי כיום שניתן בו
שיר השירים לישראל, שכל הכתובים קדש, ושיר השירים קדש קדשים. ואם נחלקו, לא נחלקו
אלא על קהלת. אמר רבי יוחנן בן יהושע בן חמיו של רבי עקיבא, כדברי בן
עזאי כך נחלקו וכן גמרו
« Toutes les Saintes
écritures rendent les mains impures [ c-à-d sont inspirées ]. Le Cantique des
Cantiques et l'Ecclésiaste rendent les mains impures. Rabbi Yehoudah dit:
" Le cantique des cantiques rend les mains impures, mais Ecclésiastes est
encore à débattre". Rabbi Yossé dit: " Ecclésiastes rend les mains
impures mais le Cantique des cantiques est à débattre " Rabbi Shime`on dit
: " L'Ecclésiaste est l'un des cas où beth Shammay est moins stricte
mais où beth Hillel est plus ferme". Rabbi Shime`on ben `Azay dit: "
J'ai reçu cette tradition de la bouche des soixante-douze Anciens, le
jour où ils inclurent Rabbi Ele`azar ben `Azaryah parmi les rangs ceux qui
président, que le Cantique des Cantiques et l'Ecclésiaste rendent
les mains impures ". Rabbi `Aqivah dit: " A Dieu ne plaise!
Aucun homme en Israël n'a jamais douté du fait que le Cantique des cantiques
rend les mains impures, puisque le monde entier n'égale pas le jour où le
Cantiques des cantiques a été donné à Israël. Car toute écriture est sainte
mais le Cantique des cantiques est le Saint des Saints. Ils ont seulement débattus
concernant Ecclésiastes ". Rabbi Yo'hanan le fils de Yehoshou`a, le
fils du beau père de Rabbi `Aqivah dit: " Selon les mots de [
Shime`on] ben `Azay ". Ainsi ont-ils débattu et ainsi ils se sont
mis d'accord »
L'on constate d'une
part qu'il n'est ici question d'aucun apocryphe, mais du Cantique des cantiques
et d'Ecclésiastes, qui, de nos jours encore, figurent dans le Tanakh (indûment
appelé « Ancien Testament » par les chrétiens), et d'autre part que les rabbins
ont laissé intact le canon biblique sur la base de la tradition apprise
des 72 anciens.
Il est vrai que le
traité Shabbath 13b du Talmud de Babylone évoque une autre controverse sur le
canon. Mais à l'instar du texte de la Mishnah que l'on vient de citer, le
passage, qui ne fait mention que du livre d'Ezéchiel qui n'a finalement pas été
retiré, n'évoque aucun document apocryphe et la controverse est située à
l'époque de Hananiah ben Hizqiahou, qui a vécu avant la destruction du deuxième
Temple.
Considérons le
témoignage de Favius Josèphe, qui a écrit au premier siècle :
« Par une conséquence
naturelle, ou plutôt nécessaire - puisqu'il n'est pas permis chez nous à tout
le monde d'écrire l'histoire et que nos écrits ne présentent aucune divergence,
mais que seuls les prophètes racontaient avec clarté les faits lointains et
anciens pour les avoir appris par une inspiration divine, les faits
contemporains selon qu'ils se passaient sous leurs yeux, - par une
conséquence naturelle, dis-je, il n'existe pas chez nous une infinité de livres
en désaccord et en contradiction, mais vingt-deux seulement qui contiennent les
annales de tous les temps et obtiennent une juste créance. Ce sont d'abord les
livres de Moïse, au nombre de cinq, qui comprennent les lois et la tradition
depuis la création des hommes jusqu'à sa propre mort. C'est une période de
trois mille ans à peu près. Depuis la mort de Moïse jusqu'à Artaxerxés,
successeur de Xerxès au trône de Perse, les prophètes qui vinrent après Moïse ont
raconté l'histoire de leur temps en treize livres. Les quatre derniers
contiennent des hymnes à Dieu et des préceptes moraux pour les homme. Depuis
Artaxerxés jusqu'à nos jours tous les événements ont été racontés, mais on
n'accorde pas à ces écrits la même créance qu'aux précédents, parce qu'il n'y
avait plus de succession certaine des prophètes. Les faits montrent avec quel
respect nous approchons nos propres livres. Après tant de siècle écoulés,
personne ne s'y est permis aucune addition, aucune coupure, aucun changement.
Il est naturel à tous les Juifs, dès leur naissance, de penser que ce, sont là
les volontés divines, de les respecter, et au besoin de mourir pour elles avec
joie » (Contre Apion)
Nous avons ici la
preuve que le canon rabbinique n'a pas été inventé à Yavnéh.
Flavius Josèphe, qui s'exprime au nom du judaïsme normatif de son époque,
déclare en effet que le Tanakh ne comporte que 22 livres et qu'il en fut ainsi
depuis l'époque d'Esdras (« depuis Artaxerxes »). Jérôme, qui dit avoir consulté
les juifs, établit de la manière suivante la liste des « 22 livres
canoniques de l'Ancien Testament » dans sa Préface au livre des Rois :
1. Genèse
2. Exode
3. Lévitique
4. Nombres
5. Deutéronome
6. Josué
7. Juges avec Ruth
(compris en un seul livre),
8. 1 et 2 Samuel
(compris en un seul livre)
9. 1 et 2 Rois,
10. Isaïe
11. Jérémie avec
lamentations (compris en un seul livre)
12. Ezéchiel
13. les 12 petits
prophètes (Osée, Joël, Amos, Abdias , Jonas , Michée, Nahum , Habacuc,
Sophonie, Hagaï, Zacharie, Malachie)
14. Job
15. Psaumes
16. Proverbes
17. Ecclésiastes
18. Cantique des
Cantiques
19. Daniel
20. 1 et 2 Chroniques
21. Esdras et Néhémie
(compris en un seul livre)
22. Esther
D'après Flavius
Josèphe, la majorité des juifs de son époque n'accordaient pas aux livres qui
furent écrits après, ce qui inclut les ouvrages apocryphes intégrés au canon de
l'Eglise catholique, « la même créance qu'aux précédents, parce qu'il n'y avait
plus de succession certaine des prophètes ». Ceci fait écho à l'enseignement de
la Tossefta selon lequel :
משמתו נביאים אחרונים חגי זכריה ומלאכי פסקה רוח הקדש
מישראל
« Depuis la mort des
derniers prophètes, Aggée, Zacharie et Malachie, l’esprit saint cessa en Israël
» ( Tossefta Sotah 13:4 )
Que les premiers
croyants en Yéshou`a ne reconnaissaient également pas la canonicité des livres
apocryphes, Méliton de Sardes (IIè siècle) nous en apporte la preuve dans
l'extrait suivant :
« Etant donc allé en
Orient, j'ai demeuré là où a été annoncé et accompli ce que contient
l'Écriture; j'ai appris avec exactitude quels sont les livres de l'Ancien
Testament; j'en ai dressé la liste, et je te l'envoie. Voici les noms : cinq
livres de Moïse : la Genèse, l'Exode, les Nombres, le Lévitique ; le
Deutéronome, Jésus Navé, les Juges, Ruth, quatre livres des Rois [ 1 et 2 Rois
et 1 et 2 Samuel ] , deux des Chroniques [ 1 et 2 Chroniques ] , les Psaumes de
David, les Proverbes de Salomon ce qui est aussi la Sagesse, l'Ecclésiaste, le
Cantique des cantiques, Job; les livres des prophètes : Isaïe, Jérémie, les
douze prophètes en un seul livre, Daniel, Ézéchiel; Εsdras. De ces écrits j'ai
fait des extraits que j'ai divisés en six livres. » (Histoires Ecclésiastiques
4:26)
Puisque, comme le
montre la liste de Jérôme, Néhémie était joint à Esdras et que Jérémie et
Lamentations étaient regroupés en un seul livre, la liste de Méliton correspond
donc au canon rabbinique, sauf en ce qui concerne le livre d' Esther dont l'omission
dans cet extrait résulte probablement d'une erreur de copiste ou d'un oubli de
la part de Méliton lui-même. A l'évidence, Méliton est allé s'informer auprès
des descendants de la première communauté qui se trouvaient alors encore en
terre d'Israël. Il est peu vraisemblable en effet que Méliton ait effectué le
trajet jusqu'en terre sainte pour simplement connaître la position de la
Synagogue sur le canon alors que l'Asie mineure abritait d'importantes
communautés juives. Notre observation est appuyée par le témoignage d'Epiphane
de Salamine au sujet des Nazaréens :
« Il ne répudient pas
la loi, les prophètes et les livres que les Juifs appellent « écritures ». Ils
n’ont pas d’idées différentes, mais confessent tout en étant en pleine accord
avec la doctrine de la Loi et à la manière des Juifs, sauf pour leur croyance
dans le Christ [...] chez eux, toute la loi, les prophètes, et les écritures,
je veux dire les livres poétiques, Rois, Chroniques, Esther et tout le reste
sont lus en hébreu, comme ils le sont évidemment par les Juifs [...] Seulement
en ce qui suit ils ne sont pas en accord avec les Juifs car ils sont venus dans
la foi en le Messie » ( Panarion 29 )
Ceci suppose que le
Tanakh tel qu'il était lu par les Nazaréens était identique à celui des
Israélites d'obédience rabbinique ; les seuls « juifs » qui
existaient encore à l'époque où Epiphane rédigea le Panarion .
Comment expliquer
alors la correspondance entre d'une part le Nouveau Testament et la littérature
Pseudo-Clémentine et d'autre part le contenu de certains ouvrages apocryphes ?
Déjà aux temps de Jérôme, quelques uns alléguèrent comme une objection contre
l' épître de Jude le fait que le Livre d'Enoch y est cité ( Livre des Hommes
illustres 4 ). On lit ceci en Jude 1,14 :
« Or Enoch
aussi, le septième depuis Adam, a prophetise de ceux-ci, en disant: Voici, le
Seigneur est venu au milieu de ses saintes myriades, pour executer le
jugement contre tous, et pour convaincre tous les impies d'entre eux de toutes
leurs oeuvres d'impiete qu'ils ont impiement commises et de toutes les paroles
dures que les pecheurs impies ont proferees contre lui. »
Et dans le
livre d'Enoch :
« Voici ! il arrive
avec ses saintes myriades, pour juger l'univers, faire périr tout impie, confondre
toute chair, pour tous les actes d'impiété qu'ils ont commis et pour les
outrages qu'ont proférés contre lui les pécheurs impies » (Enoch
2:1)
Il est pour nous
clair que Jude a simplement cité une ancienne tradition orale qui a plus tard
été reprise par l'auteur du livre d'Enoch. Jude, en effet,
n’attribue pas cet oracle à un document écrit. Il dit uniquement qu’il a été
prophétisé par Enoch. Qui plus est, les citations faites par Jude et le
pseudo-Enoch ne sont pas entièrement identiques. L'on pourrait supposer que
cela n'est dû qu'à une altération dans le texte éthiopien du livre d' Enoch ,
mais que Jude a cité la prophétie telle qu' elle apparaît dans l'original.
Cependant, la comparaison entre Jude 1,14 et le 4Q204 (col. 1) dans lequel a été
conservé en partie l'original araméen révèle bien au contraire des différences
supplémentaires :
[…] רבואת
קדישו[הי …] [… ב]שרא על עובד[י …] [… ] רברבן וקשין […]
« ... myriades de ses
saints .... chair .... sur les oeuvres ... arrogants et méchants .... »
Alors que Jude parle
de « saintes myriades », le 4Q204 dit « myriades de ses saints », רבואת
קדישוהי. De plus, Jude omet la mention
רברבן וקשין, «
arrogants et méchants », en référence aux propos blasphématoires des
impies.
Il en est de même des
autres points communs entre les Ecrits Nazaréens et les Apocryphes, lesquels
peuvent pareillement s'expliquer par l'existence de traditions orales
qu'avaient en commun les Pharisiens de l'ère du deuxième Temple et les sectes
juives à l'origine des documents non canoniques. Par exemple, le récit
que rapportent les épîtres de Jude et de Pierre sur les Anges déchus, que
certains disent être tiré du Livre d'Enoch, se retrouve aussi dans les
Midrashim ( Pirqé de-Rabbi Eli`ezer, chapitre 22 ) et le Targoum ( Tg-J Gn 6,3
).
Et quand bien même
les Ecrits Nazaréens citaient réellement les Apocryphes, la canonicité de ces
ouvrages n'en serait pas pour autant confirmée. L'on sait en effet que même si
les Sages Pharisiens, auxquels les Nazaréens obéissaient (Matthieu 23:2-3), et
les Rabbins après eux ne reconnaissaient comme canoniques que les 22 livres du
Tanakh ( ou 24 selon le découpage actuel ), ils ne niaient pas que
les livres non intégrés au canon puissent parfois contenir des parts de vérité
ou rapporter des traditions authentiques. En témoigne notamment l'enseignement
du Talmud selon lequel même si le Siracide n'est pas inspiré (cf. Mishnah
Yadayim 3:5 et Tossefta Yadayim 2:5), « on enseigne néanmoins les bonnes choses
qui s'y trouvent » מילי מעלייתא דאית ביה דרשינן להו (Talmud de Babylone Sanhédrin 100b). Similairement, le Livre
des Jubilés était connu et utilisé par le Rav Sa`adyah Gaon et ses disciples
(cf. « Commentaire de l'un des disciples de Sa`adyah Gaon sur les Chroniques
» p. 36), et dans son commentaire sur la Torah, le Ramba"n reprend
la version syriaque du Livre de Judith (Commentaire sur Deut 21:14) et de la
Sagesse de Salomon (Introduction à la Genèse) qu'il cite nomément. La Mishnah
Sanhédrin 10:1 dit certes que ceux qui lisent les livres extérieurs au canon
n'auront pas de part au monde futur. Comme l'a toutefois expliqué le Méiri,
cela ne se réfère pas à la simple lecture de ces ouvrages mais au fait de les
consulter en vue de suivre les choses contraires à la Torah aussi bien Ecrite
qu'Orale qui s'y trouvent (Béit Habe'hirah sur Sanhédrin 90a). Augustin
d'Hippone, l'un des « Pères de l'Eglise », déclara dans la même veine que «
bien qu’il se trouve quelque vérité dans ces écritures apocryphes, elles ne
sont d’aucune autorité, à cause des diverses faussetés qu’elles contiennent »
(Cité de Dieu 15:23).
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