mercredi 25 décembre 2019

Le messie d'Israël révélé

Troisième partie 

Nous avons vu dans la première partie que tandis que dans certains textes, le messie fils de Joseph descend littéralement du patriarche Joseph, d'autres passages le dépeignent comme étant d'ascendance davidique et présentent l'appellation de « fils de Joseph » qui lui est attribuée comme n'étant pas littérale, mais comme exprimant plutôt le fait qu’il a été  préfiguré par Joseph. On voit cependant que le messie fils de Joseph, auquel la littérature  talmudique et midrashique  accorde une place plus ou moins importante, n'est, de prime abord,  évoqué nul part dans la Mishneh Torah de Maïmonide. D'aucuns avancent que  la raison en est que la figure du messie fils de Joseph n'est que le fruit de spéculations midrashiques. Y croire serait donc facultatif. Le rabbin Shalom Dov Wolpo, dans son ouvrage  « Yé'hi melekh ha-mashia'h », avance cependant une explication très intéressante qui mérite que l'on s'y penche de plus près :

יש לומר שגם לדעת הרמב״ם ישנו הגדר ד״משיח בן יוסף״ בתהליך הגאולהאלא שבדורהגאולה ישנה התאחדות גמורה בין שני המשיחיםששניהם מתאחדים בתכלית היחוד במשיח צדקנו,עד שבו עצמו יש שתי תקופותוכפי שיתבאר להלן שהמצב של ״בחזקת משיח״ הוא ״משיח בן יוסף״,והמצב של ״משיח ודאי״ הוא ״משיח בן דוד״ 

« Il faut dire que même selon Maïmonide, la rédemption inclura le concept de messie fils de Joseph, mais qu'au moment de la délivrance, il y aura  une unification totale entre les deux messies, puisque les deux deviendront un dans le processus d'unification dans le messie notre justice, en lequel il existera deux phases (...) La phase   où il est appelé  "présumé messie"  correspond au messie fils de Joseph et la phase où il est appelé " messie avec certitude " correspond au messie fils de David »

Le texte auquel il est référé se trouve dans les Lois sur les rois dont nous reprenons ci-après le passage : 

ואם יעמוד מלך מבית דויד הוגה בתורה ועוסק במצות כדויד אביו כפי תורה שבכתב ושבעל פה ויכוף כל ישראל לילך בה ולחזק בדקה וילחם מלחמות ה' הרי זה בחזקת שהוא משיחאם עשה והצליח ובנה מקדש במקומו וקבץ נדחי ישראל הרי זה משיח בודאי 

 « Et s’il s’élève un Roi de la lignée de David, érudit dans la Loi, adonné aux commandements comme David son aïeul, selon les préceptes de l’aloi écrite et de la Loi orale, qui amène tout Israël à en suivre les chemins êta en fortifier les positions, et qui mène les guerres de Dieu, on présume qu’il est le  Messie. S’il agit ainsi et réussit, et qu’il reconstruit le Sanctuaire son emplacement et rassemble les exilés d’Israël, c’est le Messie avec certitude.  Il corrigera le monde entier pour servir Dieu ensemble, ainsi qu’il est dit "alors je donnerai aux peuples un langage clair pour qu’ils invoquent le nom de Dieu et pour le servir d’un même élan".  »  (Lois sur les rois et les guerres 11,1)

 On y lit aussi : 

ואם לא הצליח עד כה או נהרג בידוע שאינו זה שהבטיחה עליו תורה והרי הוא ככל מלכי ביתדויד השלמים והכשרים שמתו

«  S’il n’a pas réussi jusqu’ à ce stade or s’est fait tuer, alors ce n’est pas le rédempteur promis par la Torah. Il devra plutôt être considéré comme tous les autres rois droits et intègres de la maison de David »  (Lois sur les rois 11,4) 

En regard de ce qu'affirma Dov Wolpo, l'avènement d'un seul personnage, qui accomplira les deux rôles, ou de deux  dépendra donc entièrement de la réussite du fils de Joseph que Maïmonide appelle « messie présumé ». Si celui-ci réussit et arrive jusqu'au bout de ce qu'il a entrepris, alors il n'y aura plus besoin d’une autre figure pour accomplir le rôle du fils de David, le « messie avec certitude ». Par contre, s'il meurt en cours de route, un autre devra venir parachever ce qui a été commencé.  

L'explication de Dov Wolpo n'est  pas sans fondement. L'on peut lire, en effet,  dans les Nistaroth de-Rashbi (7è siècle) : 

ואח״ך תמלוך מלכות הרשעה על ישראל תשעה חדשים וכו׳ ויצמח להם משיח בן יוסף ויעלה אותם לירושלם ויבנה בית המקדש ויקריב קרבנות ותרד אש מן השמים ותאכל קרבנותיהם וכו׳  ויעמוד מלך רשע ושמו ארמילוס  וכו׳  ועולה לירושלם ויעורר מלחמה עם משיח בן אפרים  וכו׳ וימות שם משיח בן אפרים וישראל סופדים אותו, ואח״ך יגלה להם הקב״ה משיח בן דוד, וישראל ירצו לסקלו ואומרים לו שקר דיברת שכבר נהרג משיח ואין משיח אחר עתיד לעמוד 

« Le royaume impie régnera sur les Israélites [...] mais le messie fils de Joseph  apparaîtra, et les fera monter à Jérusalem. Il construira le Temple, offrira des sacrifices et du feu venant du ciel descendra et consumera leur sacrifices [...] Et un roi impie se lèvera, son nom est Armilos [...] Il fera la guerre au messie fils d'Ephraïm [...] Et le messie fils d’Ephraïm mourra et Israël pleurera sur lui [...] Après cela, le Saint Béni Soit-il dévoilera le messie fils de David, mais les Israélites voudront le lapider et lui diront : Tu mens ! Le messie s'est déjà fait tuer et il n'y aura plus d'autre messie qui se lèvera »

On voit que selon ce texte, c'est le messie fils de Joseph qui rassemble les exilés et reconstruit le Temple, des tâches attribuées dans la Mishneh Torah au messie davidique. Il est même dit que les Israélites, qui le confondront avec le messie fils de David, en viendront jusqu'à penser qu'il ne faut plus en attendre un autre. Ce scénario ne se comprend que dans l'optique que le messie fils de Joseph répondra aux critères exigés pour le messie royal,  dont l'ascendance davidique.  Mais puisqu'il mourra avant de pouvoir régner, un autre devra être couronné roi à sa place. En admettant que l'interprétation qu'a fait Dov Wolpo des propos de Maïmonide soit exacte, cela représente un scénario eschatologique possible en regard de ce qu'a affirmé Maïmonide

Que le messie fils de Joseph soit en réalité un descendant de David, c'est ce qui transparaît également d'autres sources. Les Pirqé de-Rabbi Eli`ezer, chapitre 19, appellent le messie fils de Joseph « Ména'hem ben `Amiel ». Nous lisons par contre dans l’apocalypse de Zorobabel qu'il s'agit en réalité du nom du messie fils de David. Notons que le Zohar rattache explicitement le messie fils de Joseph à la tribu de Juda (Zohar 1:25). 

 Nous lisons  encore dans les Nistaroth :

  אם לא זכו - משיח בן אפרים באואם זכו - יבוא משיח בן דוד 

« Si les Israélites ne sont pas méritants, le messie fils d'Ephraïm viendra. S'ils sont méritants, le messie de David viendra »

  La version talmudique, plus ancienne, s'exprime dans les mêmes termes pour parler de deux modes d'apparition d'un seul personnage : 

רבי יהושע בן לוי רמי כתיב(דניאל ז, יג) וארו עם ענני שמיא כבר אינשאתה וכתיב (זכריה ט, ט) עני ורוכב על חמור זכו עם ענני שמיא לא זכו עני רוכב על חמור 

« Rabbi Yehoshou`a b. Lévi oppose deux versets : Il est écrit d'une part: voici, sur les nuées des cieux arriva quelqu'un de semblable à un fils de l'homme; (Daniel 7:13). Et d'autre part : Voici, ton roi vient à toi; Il est juste et victorieux, Il est humble et monté sur un âne, Sur un âne, le petit d'une ânesse (Zacharie 9:9). Si les Israélites  sont méritants, il viendra sur les nuages des cieux. S'ils ne sont pas méritants, il viendra sur un âne »  (Talmud de Babylone, Sanhédrin 98a) 

Considérons aussi ce passage des Nistaroth :  


ויעמוד מלך רשע ושמו ארמילוס וכו׳ ויעורר מלחמה עם משיח בן אפרים בשער מזרחי,שנאמר והביטו אליו את אשר דקרו) זכריה י"ב י), וישראל גולה למדברי אגמים לרעותבמלוחים ובשרשי רתמים מ״ה ימים, ואז נבחנים ונצרפים, שנאמר והבאתי את השלשית באש וצרפתים וגו׳ )שם י"ג ט).וימות שם משיח בן אפרים וישראל סופדים אותו, ואח״ך יגלה להם הקב״ה משיח בן דוד  

« Un roi impie se lèvera, et son nom est Armilos [...] Et il déclarera la guerre au messie fils d'Ephraïm au portail oriental, ainsi qu'il est dit : Et ils regarderont vers moi à cause de celui qu'ils ont percé (Zacharie 12:10). Et les Israélites seront  exilés dans le désert des lacs  pour se nourrir d'arbrisseaux et d'herbes sauvages pendant 45 jours. Ils seront testés et raffinés ainsi qu'il est dit : je les affinerai comme on affine l'argent, et je les éprouverai comme on éprouve l'or (Zacharie 13,9). Le messie fils d’Ephraïm mourra là-bas (dans le désert)  et les Israélites pleureront pour lui. Après cela, le Saint Béni Soit-il leur révèlera le messie fils de David »    

Le Midrash  Rabbah sur les Nombres dépeint le même scénario. Sauf qu'au lieu de deux messies, on y parle de deux venues d'un seul messie : 

דומה דודי לצבי, מה הצבי הזה נגלה וחוזר ונכסה, כך גואל הראשון נגלה ונכסה.רבי ברכיה בשם רבי לוי אמר כגואל הראשון כך גואל האחרון, הגואל הראשון זה משה נגלהלהם וחזר ונכסה מהם, כמה נכסה מהם, רבי תנחומא אמר שלשה חדשים, הדא הוא דכתיב (שמותה, כ) :ויפגעו את משה ואת אהרן וגו', אף גואל האחרון נגלה להם וחוזר ונכסה מהם. כמהיהא נכסה מהם, אמר רבי תנחומא בשם רבי חמא ברבי הושעיא ארבעים וחמשה ימים, הדא הואדכתיב (דניאל יב, יא): מעת הוסר התמיד ולתת שקוץ שמם ימים אלף מאתים ותשעים, וכתיב (דניאל יב, יב) :אשרי המחכה ויגיע לימים אלף שלש מאות שלשים וחמשה, אלין מותריה כמהאינון, ארבעים וחמשה יום שהוא נכסה מהן, וחוזר ונגלה להם. ולהיכן מעלה אותן, אית דאמרין למדבר יהודה ואית דאמרין למדבר סיחון ועוג, כל מי שהוא מאמינו והולך אחריו, הוא אוכל שרשי רתמים ועלי מלוחים, הדא הוא דכתיב (איוב ל, ד) : הקטפים מלוח עלי שיח ושרש רתמים לחמם 

« Mon bien-aimé est semblable à la gazelle (Cantique des cantiques2,9). Comme cette gazelle qui apparaît, est révélée, retourne et disparaît, le premier rédempteur est apparu et a disparu. Rabbi Bérakhyah dit au nom de Rabbi Lévi : Comme le premier rédempteur, sera le dernier rédempteur. Le premier rédempteur est Moïse, qui s'est révélé à eux, est retourné et s'est caché d’eux. Pendant combien de temps s’est-il caché d'eux ? Rabbi Tan'houma rapporta au nom de Rabbi Hamma qui dit au nom de Rabbi Hosha`yah : 45 jours [...] Et où les emmènera-t-il ? Certains disent dans le désert de Judée. D'autres disent: Dans le désert de Si'hôn et `Og. Tous ceux qui croiront en lui le suivront et se nourriront d'arbrisseaux et d'herbes sauvages, ainsi qu'il est dit : Ils arrachent près des arbrisseaux les herbes sauvages, Et ils n'ont pour pain que la racine des genêts (Job 30:4).  (Bamidbar Rabbah 11,2)

Quid alors des propos de Maïmonide, lequel dit dans la Mishneh Torah que le messie ne peut pas mourir avant d’avoir accompli ses tâches (Lois sur les rois 11,4)?   Pour connaître les raisons qui amenèrent Maïmonide à affirmer  cela, il convient de prendre en compte ce qu’il dit dans le même chapitre :

 אם עשה והצליח ובנה מקדש במקומו וקבץ נדחי ישראל הרי זה משיח בודאי ויתקן את העולם כולו לעבוד את ה' ביחד שנאמר כי אז אהפוך אל עמים שפה ברורה לקרוא כולם בשם ה' ולעבדו שכם אחד

« S’il réussit à reconstruire le Temple et à rassembler les exilés d’Israël, alors il est certainement le messie. Il réparera alors le monde entier pour servir Dieu comme il est dit : Alors je donnerai aux peuples des lèvres pures, afin qu'ils invoquent tous le nom de l'Eternel, Pour le servir d'un commun accord (Sophonie 3,9) » (Ibid.)

Cela fait comprendre pourquoi Maïmonide dit qu'un messie mort avant d'avoir accompli les tâches qui lui incombent n'en est pas un. Ce n’est pas la mort, en tant que telle, du messie qui posait problème à Maïmonide, mais l’idée que les oracles des prophètes resteraient inaccomplies. En effet, si le messie meurt, alors il n’y aurait plus personne pour accomplir les prophéties messianiques. Certes, le messie, d'après le Talmud,  peut se relever d’entre les morts pour éventuellement achever ce qu’il a à faire (Talmud de Babylone, Sanhédrin 98a ; Talmud de Jérusalem, Bérakhoth 17a). Le messianisme naturel et rationaliste de Maïmonide exclut cependant toute notion de miracle et n’envisage pas cette possibilité : 

ואל יעלה על דעתך שהמלך המשיח צריך לעשות אותות ומופתים ומחדש דברים בעולם או מחיהמתים וכיוצא בדברים אלו אין הדבר כך …. אל יעלה על הלב שבימות המשיח יבטל דבר ממנהגושל עולם או יהיה שם חידוש במעשה בראשית אלא עולם כמנהגו נוהג

« Ne penses pas que le messie roi doit accomplir des signes ou des miracles, causer de nouveaux phénomènes dans le monde, ressusciter les morts ou accomplir des tâches de la sorte. Cela n’est pas vrai ! … On ne doit pas penser qu’l’époque messianique, la nature du monde sera annulée ou qu’il y aura une nouveauté dans l’œuvre du Commencement, mais le monde suivra son cours » (Lois sur les rois 11,3 et  12,1)

C’est la raison pour laquelle Maïmonide rejeta l’alternative talmudique du « messie venant d’ entre les morts » et ne prit en compte que l’idée que le «  messie est d’ entre les vivants » ; idée qui cadre le mieux avec sa philosophie rationaliste. Il est à noter que d’autres n’ont pas manqué de manifester leur désaccord avec ce qu’enseigna Maïmonide. Le Raavad, par exemple, écrivit dans sa glose sur la Mishneh Torah : 

והלא בן כוזיבא היה אומר אנא הוא מלכא משיחא ושלחו חכמים לבדקו אי מורח ודאין או לא

«  Ben Koziva [bar Kokhba] n’a-t-il pas dit : «  Je suis le messie roi »  et les sages n’ont-ils pas envoyé des émissaires pour vérifier s’il sentait et jugeait ? » 

Le Raavad se réfère à l’épisode qui figure dans le traité Sanhédrin 93b du Talmud de Babylone, où il est relaté que les rabbins rejetèrent la messianité de Bar Kokhba et ce, avant même que celui-ci n’ait accompli quoi que ce soit,  pour la simple raison qu’il était incapable de sonder les pensées par son flair.  Maïmonide poussa tellement loin son messianisme rationaliste qu’il en vint jusqu’ à croire que lorsque le messie aura réussi et régné, il mourra naturellement et son fils lui succèdera. Méir ben Gabbai, dans son ouvrage, s’opposa à cette conception maïmonidienne (`Avodath ha-qodesh 2,43). 

 Relevons également dans le Talmud de Babylone : 

בשלמא למאן דאמר על משיח בן יוסף שנהרג היינו דכתיב והביטו אלי את אשר דקרו וספדו עליו כמספד על היחיד  

« C'est bien pour celui qui explique que la cause (du deuil) est l'exécution du messie fils de Joseph, car il est écrit "Et ils tourneront les regards vers moi, à cause de celui qu'ils ont percé. Ils pleureront sur lui comme on pleure sur un fils unique" - Zacharie 12:10-  » (Talmud de Babylone Soukkah 52a)

Le Talmud de Jérusalem, plus ancien, parle cependant du messie tout court : 

וספדה הארץ משפחות משפחות לבד תרין אמורין חד אמר זה הספידו של משיח

«  Le pays sera dans le deuil, chaque famille séparément - Zacharie 12:12 -. [Il existe] deux interprétations [de ce verset], la première dit: Il s'agit du deuil du messie » (Yéroushalmi, Soukkah 23b)  

Comme l'expliqua le rabbin Jacob Schachter, le terme « mashia'h », lorsqu'il n'est accompagné d'aucun qualificatif,  se réfère  dans la littérature rabbinique  au messie fils de David : לפי המסורת משיח סתם הוא בן דוד (Jacob Shachter, דברים לדור  p. 122). Cela porte à croire que la scission du messie en deux personnages, ainsi que l'idée de l'appartenance du premier messie à la tribu de Joseph, constituent des développements postérieurs. Il s'agit probablement d'une  réponse au christianisme.

Notre analyse est corroborée par le Dialogue de Justin avec Tryphon (IIè siècle), dans lequel Tryphon le juif admet que la position du judaïsme de l'époque  n'était pas, à ce sujet, entièrement dissemblable à celle du christianisme. On y lit : 

« Vous ne devez point ignorer, me dit Tryphon, que nous attendons tous le Christ, que nous reconnaissons qu'il est annoncé par tous les passages dont vous avez fait mention. Je vous dirai même que j'ai été si frappé du nom de Jésus donné au fils de Nave, que je vous tendrais volontiers les mains. Mais les prophètes ont-ils vraiment dit du Christ qu'il subirait un supplice aussi honteux que celui de la croix, voilà ce qui ne nous paraît pas clair; car enfin la loi maudit celui qui est crucifié ( Deut 21:23) : aussi est-ce pour moi un point bien difficile à admettre. Oui, les Écritures annoncent clairement que le Christ doit souffrir ; mais doit-il souffrir un supplice maudit par la loi ? Voilà ce que nous voulons savoir de vous, si vous avez quelques moyens de nous le prouver. » (Dialogue avec Tryphon 89:1) 

Et quelques lignes après : 

« Eh bien ! me dit Tryphon, prouvez-nous-le directement, d'après les Écritures, si vous voulez que nous partagions votre conviction. Oui, nous savons que le Christ doit souffrir, qu'il sera conduit à la mort comme une brebis; mais doit-il être crucifié, peut-il subir une mort aussi honteuse, aussi infâme, puisqu'elle est maudite par la loi? Tâchez de nous le prouver; pour nous, la seule idée d'une pareille mort nous révolte »

Ces propos révélateurs de Tryphon nous font comprendre que la raison pour laquelle les contemporains de Yeshou`a l'ont renié n’est pas la même que celle avancée de nos jours par  les anti-missionnaires. Autrement dit, si les chefs religieux juifs des premiers siècles de l'ère chrétienne refusèrent Yeshou`a comme messie, ce n'est pas en raison de sa mort ou de l'idée qu' il puisse venir deux fois, même si, effectivement, il y'en avait qui pensaient déjà que le messie ne mourra pas (Jean 12 :34), mais parce qu'ils l’ont jugé  indigne de ce titre, et ce, déjà de son vivant (Jean 7:52, Marc 3:22, Luc 11:15) et qu'ils n’envisageaient pas la possibilité que l'exécution du messie se fasse par la crucifixion. 

Pourtant : 

ת"ר ארבעים שנה קודם חורבן הבית לא היה גורל עולה בימין ולא היה לשון של זהורית מלבין ולא היה נר    מערבי דולק והיו דלתות ההיכל נפתחות מאליהן

« Nos rabbins ont enseigné : Quarante ans avant la destruction du Temple, le tirage au sort [du bouc de kippour offert à l’Eternel] n'est pas venu de la main droite, le ruban cramoisi n'est pas devenu blanc, la lumière occidentale n'a plus brillé et les portes du Temple s'ouvrirent d'elles-mêmes » (Talmud de Babylone, Yoma 39b) 

La Mishnah s’exprime en ces termes au sujet de ce ruban rouge : 

מניין שקושרין לשון של זהורית בראש שעיר המשתלחשנאמר ישעיהו  : אם יהיו חטאיכם כשנים כשלג   ילבינו

«  D'où sait-on que l'on attachait un ruban cramoisi sur la tête du bouc émissaire (sacrifié à Yom Kippour) ? Du verset qui dit : Si vos péchés sont comme le cramoisi, ils deviendront blancs comme la neige » (Mishnah Shabbath 9:3) 

Rabbi `Ovadiah Bartenoura dans son commentaire sur la Mishnah, explique à cet endroit :

 לשון של זהורית - כמין לשון של צמר אדוםהיו קושרין חציו בראש השעיר המשתלח לעזאזל וחציו בצוק,   וכשהיה דוחה השעיר למטה היה הלשון ההוא מלבין ויודעין שנתכפרו עונותיהם

« Le ruban cramoisi – Il s’agit d’une sorte de ruban rouge dont attachaient la moitié à la tête du bouc envoyé à `Azazel, et l’autre moitié sur la falaise. Et lorsqu’on précipitait le bouc vers le bas, ce ruban devenait blanc et on savait que les péchés étaient expiés »

Le fait que ce ruban rouge n’ait plus blanchi est d’habitude expliqué au sein de la communauté rabbinique et par les anti-missionnaires comme étant dû à l’injustice sociale et au climat de haine gratuite ambiante qui régnait parmi les juifs de l’époque. Mais ce serait faire fi de ce qu’affirme la Mishnah :

עבירות שבין אדם למקום יום הכפורים מכפרושבין אדם לחבירו אין יום הכפורים מכפר עד שירצה את חבירו זו דרש ראלעזר בן עזריה "מכל חטאתכם לפני התטהרודברים שבינך לבין המקום מוחלים לךדברים שבינך לבין חברך אין מוחלים לך עד שתפייס את חבירך

« Yom ha-kippourim  expie les péchés commis envers Dieu. Par contre, les péchés commis envers le prochain, Yom ha-kippourim ne les expie pas, jusqu’à ce que le pécheur apaise son prochain. Voici ce qu’enseigna Rabbi Ele`azar ben `Azariah : « De tous vos péchés devant l’Eternel, vous serez purifiés ». On te pardonnera les fautes commises envers Dieu, mais pas les fautes commises envers le prochain, jusqu’à ce que tu apaises ton prochain » (Mishnah Yoma 8 :9 , Sifra sur le Lévitique 16 :30)

Il existe, en d'autres mots, deux types de péchés : Ceux commis envers Dieu, dont les rituels de Kippour suffisent à l’expiation, et ceux commis envers le prochain, dont l'expiation nécessite l’apaisement de celui envers lequel le tort a été commis. L’idée se fonde sur une interprétation alternative du passage du  Lévitique 16:30, qui consiste à lire : « De tous vos péchés devant l’Eternel », autrement dit, ceux qui ont été commis vis-à-vis de Dieu, « vous seriez purifiés » au lieu de : « De tous vos péchés, devant l’Eternel vous serez purifiés ». Comme en atteste la Mishnah, seuls les péchés commis envers Dieu  étaient expiés  par le rituel du bouc émissaire  :

בא לו אצל שעיר המשתלח, וסומך שתי ידיו עליו ומתוודה. וכך היה אומר: אנא השם, עוו פשעו חטאו לפניך עמך בית ישראל. אנא בשם, כפר נא לעוונות ולפשעים ולחטאים, שעוו ושפשעו ושחטאו לפניך עמך בית ישראלה, ככתוב בתורת משה עבדך לאמר (ויקרא טז): כי ביום הזה יכפר עליכם לטהר אתכם מכל חטאתיכם לפני יי תטהרו

«  Le prêtre venait vers le bouc émissaire, plaçait ses deux mains sur la tête du bouc et confessait en ces termes : Je t’en prie, ô  Dieu !  Ton peuple, la maison d’Israël, a commis des fautes volontaires, des rebellions, et des péchés involontaires devant toi. Par le Nom ! Je te supplie d'expier les fautes volontaires, les rebellions et les péchés involontaires que ton peuple, la maison d’Israël, a commis devant toi, comme il est écrit dans la Loi de Moïse ton serviteur : « Car en ce jour on fera l'expiation pour vous, afin de vous purifier: De tous vos péchés devant l'Eternel,  vous serez purifiés. » (Mishnah Yoma 6:2)

L’on doit donner raison à Maïmonide lorsqu’il observa dans son commentaire sur la Mishnah Yoma :

 האומר אחטא ואשוב אחטא ואשוב כו': האומר אחטא ויום הכפורים מכפר אין יום הכפוריםמכפר כמו אמרם אין מספיקין בידו לעשות תשובה ולפיכך לא יעזרהו השם שיעשה בצום כיפורמה שראוי לו לעשות כדי שיתכפרו לו עונותיו באותו היום ושעיר המשתלח אינו מכפר עבירות שבין אדם לחבירו

« Celui qui dit : Je vais pécher et Yom ha-kippourim fera expiation de ma faute […] Dieu ne l’aidera pas pour faire ce qui doit se faire pendant le jeûne du Kippour en vue de l’expiation de ses péchés pendant ce jour. Et le bouc émissaire n’expie pas les péchés commis envers le prochain »  

En clair, si le jeûne observé à Yom ha-kippourim expiait aussi les péchés commis à l'encontre du prochain, seules les fautes commises envers l’Eternel étaient confessées sur le bouc envoyé dans le désert. Mais c’est là que le mystère s’épaissit puisque, d’après le témoignage même du Talmud, les juifs de l’époque du deuxième Temple étaient très scrupuleux quant aux commandements rituels et n’étaient coupables que de crimes vis-à-vis du prochain :

מצאנו שלא חרב הבית בראשונה אלא שהיו עובדי כו"ם ומגלי עריות ושופכין דמים אבל בשני מכירין אנו אותם שהיו יגיעין בתורה וזהירין במצות ובמעשרות וכל ווסתטובה היתה בהן אלא שהיו אוהבין את הממון ושונאין אלו לאלו שנאת חנם

« Nous trouvons que le premier Temple n’a été détruit qu’à cause de l'idolâtrie, de l’inceste et du meurtre. En ce qui concerne le deuxième Temple, cependant, nous savons que les gens faisaient une étude assidue de la Torah, pratiquaient les commandements, faisaient la dîme, et avaient beaucoup de qualités; seulement, aimaient l’argent et se haïssaient gratuitement » (Talmud de Jérusalem, Yoma 1:1; Talmud de Babylone Yoma 9b)

Si donc le rituel du bouc émissaire, qui n’était pas en rapport avec les fautes commises à l'encontre du prochain, ne concernait que les fautes commises « devant l’Eternel », et que les juifs de l’époque étaient irréprochables dans l’accomplissement des rituels, qu’est ce qui a bien pu avoir été commis contre Dieu qu’il ne veuille pas pardonner ? A vrai dire, le Talmud n’offre aucune réponse à cette question.  

Nous savons cependant que la même année où le miracle du blanchissement du ruban cessa,  Yeshou`a a été condamné à mort par les prêtres, lesquels bénéficiaient du soutien d’une partie de la nation et des anciens. Yeshou`a n'est certes pas Dieu. Cependant, s’il a réellement été le messie qu’il s’est proclamé être, tout s’explique puisque selon l’enseignement de la Mékhilta, le rejet d'un envoyé de Dieu est considéré comme un rejet de Dieu Lui-même :

ויראו העם את ה' ויאמינו בה' ובמשה עבדו אם במשה האמינו קל וחומר בה'. בא זה ללמדך שכל מי שמאמין ברועה נאמן כאלו מאמין במאמר מי שאמר והיה העולם. כיוצא בדבר אתה אומר וידבר העם באלהים ובמשה (במדבר כא) אם באלהים דברו קל וחומר במשה אלא זה בא ללמדך שכל מי שמדבר ברועה נאמן כאלו מדבר במי שאמר והיה העולם

«  Et le peuple craignit l’Eternel, et ils furent fidèles (ya’aminou) à l'Eternel et à Moïse son serviteur (Ex 14:31) - s'ils furent fidèles à Moïse, à fortiori, ils furent fidèles à l'Eternel ? Mais c'est pour t'enseigner qu’être fidèle au bon berger, c’est aussi être fidèle à la Parole de Celui qui parla et le monde fut. De même : Et le peuple parla de Dieu et de Moïse (Nb 21 :5) - s'ils parlèrent de Dieu, à fortiori, ils parlèrent de Moïse ? Mais c'est pour t'enseigner que parler du bon berger est comme parler de Celui qui parla et le monde fut  » (Mékhilta de Rabbi Yishma`el, chapitre 14)

 Yeshou`a, pareillement, déclara : 

« Celui qui exerce la fidélité envers moi exerce la fidélité, non pas envers  moi, mais envers  celui qui m'a envoyé » (Jean 12 :44)

La Torah, d'ailleurs, relate que lorsque la génération de l'Exode refusa d’entrer en terre promise et « murmura contre Moïse et Aaron », l’Eternel chargea ces derniers d’informer le peuple qu’ils porteront la peine de leurs iniquités pendant « quarante ans » (Nombre 14 :1-35).  Est-ce un hasard si depuis l’année où Yeshou`a fut condamné à mort, Dieu n’a plus agréé les sacrifices communaux offerts à Yom Ha-kippourim, et que le Temple, quarante ans plus tard, a été détruit par les romains ?  

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